Versace déjà au Panthéon

Une rétrospective prématurée ?

Le Journal des Arts

Le 19 décembre 1997 - 969 mots

Quelques mois seulement après la disparition tragique de Gianni Versace, une rétrospective lui est déjà consacrée par l’Institut du Costume du Metropolitan Museum of Art, à New York. Pour Jane Mulvagh, qui a longtemps écrit pour Vogue, et qui enseigne au Saint Martin’s School of Art de Londres, si le talent du couturier italien n’est pas en cause, l’importance disproportionnée conférée à son œuvre par une telle exposition nuit à la crédibilité de l’institution et témoigne d’un opportunisme incompatible avec sa mission.

Les expositions sur la mode attirent aujourd’hui les foules dans les musées. En 1996, “The Cutting Edge of British Fashion”, par exemple, a accueilli au Victoria & Albert Museum de Londres un nombre de visiteurs inégalé, si ce n’est par “Britain Can Make It” en 1946. Le Metropolitan Museum, qui reçoit peu de subventions de la ville de New York, cherche naturellement à accroître sa fréquentation. Et le musée compte sur le succès des modèles de Versace auprès des communautés noire et hispanique, ainsi que dans le monde du spectacle, pour faire franchir ses portes à ces trois groupes.
Qui, à part un musée prestigieux comme le Metropolitan, peut conférer le titre de créateur à un grand couturier ? L’adoubement est trop solennel pour être fait à la légère. Depuis sa fondation, le Costume Institute n’a présenté, à juste titre, que quatre monographies de créateurs de mode : Christian Dior, Yves Saint Laurent, Cristobal Balenciaga et Madame Grès. Pourquoi le Metropolitan a-t-il décidé de faire entrer Gianni Versace dans ce panthéon ?

Selon Richard Martin, commissaire de l’exposition, celle-ci “rend hommage à la relation profonde qui unissait Gianni Versace et l’Institut du Costume”. Versace, qui s’était inspiré de certains éléments en la collection du musée, avait en effet parrainé son exposition “Haute Couture”, de 1992. Relation que confirment l’ouvrage que Martin lui a consacré,Versace (1997), et plusieurs de ses articles dans des revues d’art et des journaux professionnels. Il explique l’importance et l’esprit novateur du célèbre Italien par sa qualité de “premier grand couturier post-freudien” car, “comme Toulouse-Lautrec à la fin du siècle dernier, il s’est inspiré du style des prostituées”. Or, sur ce point, Versace n’innove en rien : du temps de Sigmund Freud, le couturier Paul Poiret évoquait déjà les femmes des sérails orientaux. Par la suite, dans les années soixante-dix, les prostituées ont inspiré Vivienne Westwood ou Yves Saint Laurent. Pour Richard Martin, Versace “a redonné vie à l’aspect décoratif (sic) de la mode” et son travail exprime un intérêt pour la culture populaire.

Mais, là aussi, le créateur italien a marché dans le sillage d’autres précurseurs : dans les années 1985, Christian Lacroix et Karl Lagerfeld ont tous deux été à l’avant-garde d’un retour à l’ornement, réaction française contre la déconstruction austère et monochrome de l’avant-garde japonaise. Et, dans les années trente, les vêtements d’Elsa Schiaparelli en tissu imprimé de textes de journaux jouaient avec la culture populaire. Quant à Yves Saint Laurent, sa dernière collection de 1961 pour Christian Dior a définitivement aboli la frontière entre le salon et la rue : sous les yeux horrifiés de ses employés et de sa clientèle traditionnelle, elle présentait des vestes de motard en crocodile doublées de vison, en hommage au Marlon Brando de L’Équipée sauvage. (1954). Les précédents sont nombreux.

Le couturier des stars
Gianni Versace était le couturier le plus habile avec les médias et le plus incisif. Ses clients, les stars les plus en vue du monde du cinéma et de la pop, l’ont aidé à persuader le public qu’il suffisait d’une tenue Versace pour devenir une vedette. Il avait aussi le génie du vêtement percutant. À une époque où la gloire est captée en un millième de seconde par les photographes du monde entier assaillant les célébrités lors des remises d’oscars, ses créations assurent d’être remarqués à ceux qui les portent. C’est en cela qu’il est un reflet de notre époque. Versace avait un talent incontestable, mais la plupart de ses innovations importantes datent d’avant sa notorité internationale. En 1982, inspiré par les manchons des abattoirs, il a introduit la maille en aluminium drapée autour du corps. Son aspect liquide et soyeux créait l’illusion du mercure coulant imperceptiblement sur les courbes du corps féminin. L’année suivante, inspiré par la technologie du laser qu’il avait découverte au Japon, il l’a utilisée pour assembler des peausseries avec du caoutchouc. Cette “néo-couture”, comme on l’a appelée, supprimait l’utilisation du fil et de l’aiguille. Mais l’ensemble de son œuvre mérite-t-il une rétrospective au Metropolitan Museum of Art ?

Un hommage précipité
Richard Martin estime que la répercussion qu’a eue dans les médias sa mort prématurée imposait au musée d’”éclairer le public sur son œuvre”, même si le couturier lui-même, plus qu’aucun autre, avait déjà tout fait pour assurer sa réputation dans la presse grand public et spécialisée. En outre, dès 1992, le Fashion Institute of Technology l’avait invité à organiser sa propre rétrospective à New York.
Rien ne justifiait l’annulation de “Fashion’s History” pour la remplacer par une exposition à la gloire du seul Versace ? Et pourquoi cette précipitation ? Martin explique qu’il souhaitait répondre “au déferlement de sentiments et d’émotions” provoqué par le meurtre, et “célébrer à chaud la vie et l’œuvre de cet homme… Le musée peut aussi prendre en compte nos sentiments”. En exploitant le choc médiatique du meurtre de Versace et de la mort violente de la princesse de Galles, l’une de ses plus célèbres clientes, dans l’espoir de voir le public affluer, le musée adopte une politique pour le moins impulsive et opportuniste. Les intérêts commerciaux et le “politiquement correct” prennent le pas sur l’évaluation réfléchie du travail du créateur.

GIANNI VERSACE, jusqu’au 22 mars, Costume Institute, Metropolitan Museum of Art, 82nd Street & 5th Avenue, New York, tél. 1 212 879 5500, tlj sauf lundi 9h30-18h30, vendredi et samedi 9h30-21h.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°50 du 19 décembre 1997, avec le titre suivant : Versace déjà au Panthéon

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