Avec plus de trois millions d’épreuves, la Bibliothèque nationale de France (BNF) conserve le fonds photographique le plus important au monde. Cette richesse reste largement ignorée du grand public, même si celui-ci peut venir le consulter sans entrave apparente. D’abord entrée au XIXe siècle spontanément, la photographie a été soumise ensuite au \"dépôt légal\", ambigu en ce qui la concerne. Le département des Estampes et de la photographie participe au \"Mois de la Photo\" à travers deux expositions, tandis que Jean-Claude Lemagny, conservateur chargé du fonds photographique contemporain, prend sa retraite à la fin de cette année. L’occasion de faire le point sur une activité à la fois reconnue (quant à sa validité) et méconnue (quant à sa nature). La BNF n’apparaît-elle pas encore comme une forteresse de la conservation, sans attaches réelles avec les interrogations de l’époque ?
Si le département Livres de la BNF est en passe de s’armer pour le prochain millénaire en déménageant à Tolbiac, une visite au département des Estampes et de la photographie (qui restera rue de Richelieu) marque encore un retour à une quiétude sans âge, où seuls quelques postes informatiques signalent les réalités du temps. Par rapport aux autres institutions photographiques, le lieu possède une double singularité : non seulement la photographie n’y connaît pas de rupture entre le XIXe, le XXe siècle et la période la plus contemporaine, mais de surcroît, elle y est considérée – comme y invite du reste l’intitulé du département – dans la pleine continuité de l’estampe, c’est-à-dire de la gravure. On ne saurait se plaindre d’une telle situation, car elle correspond à la nature intrinsèque historique de la photographie, mais la tentative de maintien de tous les liens d’une haute tradition n’est-elle pas incompatible avec la rupture qu’apporta par ailleurs la mécanique photographique, toute créative qu’elle soit ?
Affable et doux, figure de clergyman timide et réservé, Jean-Claude Lemagny, par conviction intime autant que par vocation, a contenu toute sa carrière de conservateur dans les limites de ce dilemme apparent : constituer des collections qui s’inscrivent dans la suite des collections royales de gravure tout en reconnaissant la pleine nouveauté d’un médium. Professeur agrégé d’histoire, fils d’un artiste graveur, il est entré au cabinet des Estampes en 1961, s’est spécialisé dans la gravure du XVIIIe siècle, et sera chargé du fonds photographique contemporain en 1968. Pour tenter de comprendre la logique interne de ce fonds, il faut savoir que la BNF recueille des photographies essentiellement par application (souple) du dépôt légal, car il est évidemment impossible de l’appliquer mécaniquement. D’autre part, le XIXe siècle n’avait pris en compte que le caractère documentaire de la photographie dans un classement par sujets ; à partir de 1943, on formait au contraire des séries par auteurs.
Jean-Claude Lemagny a heureusement évité de brandir l’obligation de dépôt pour solliciter les photographes, préférant argumenter du prestige d’une collection "nationale". La création d’un salon de photographie en 1946, puis les expositions organisées par le département amenaient à privilégier le photographe-artiste contre tout autre producteur (on pense en particulier au photojournalisme, assez réfractaire à ces catégories, à la mode, la publicité, l’architecture) et à la définition d’une "photographie créative", maître-mot de Lemagny. Commencée sur une base documentaire au XIXe siècle, reconduite sur un mot d’ordre créatif, complétée par l’achat de collections d’ateliers ou d’agences (Seeberger, Rol, Meurisse, l’Aurore), la collection de la BNF, qui fut un temps bien solitaire, doit depuis une dizaine d’années s’articuler avec les institutions concurrentes par nature : Patrimoine photographique, Fnac, fonds régionaux d’art contemporain, Musée national d’art moderne, Bibliothèque historique de la Ville de Paris, Maison européenne de la photographie... Et tandis que la photographie est maintenant intégrée aux arts plastiques, les choix de la BNF, en refusant de fait la vocation documentaire du multiple, sont bien paradoxaux. Autre étrangeté : si les photographes français sont sollicités pour le dépôt gratuit (et définitif) d’un choix fait à l’amiable, seuls les étrangers peuvent bénéficier des faibles subsides d’achat (400 000 francs l’an), d’où la personnalisation du système, jugée parfois excessive, qui repose davantage sur le charisme et la conviction personnelle d’un homme, lequel se défend de n’avoir été "ni nounou, ni gourou"…
Cent mille photographies auront ainsi intégré les collections nationales, provenant de 3 000 "auteurs" reconnus comme tels et déposant "l’essentiel" de leur œuvre. Pour qui s’interrogerait sur la nature de ces photographies, le catalogue d’une récente exposition-bilan de ces acquisitions, "La matière, l’ombre, la fiction" (Nathan, BNF, 1994) en appelle à la vocation de la photographie "à sauver la véritable nature de l’art qui est de nous replacer en présence du réel", un credo de Lemagny. Du reste, en dehors de ces rares manifestations publiques, les "enrichissements" de la nation en matière de photographie pourront paraître bien énigmatiques : si l’accès au département est en principe facile, encore faut-il que le consultant sache a priori ce qu’il veut voir. De la conservation rigoureuse à la consultation familière, reste un fossé à franchir, vite...
Mois de la Photo : le département des Estampes et de la photographie présente deux expositions à la Galerie Colbert (2, rue Vivienne 75002 Paris, jusqu’au 4 janvier), dont sont extraites les images ci-contre : "La révolution de la photographie instantanée 1880-1900" et "Michelle Luke".
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Une forteresse de la photographie
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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°30 du 1 novembre 1996, avec le titre suivant : Une forteresse de la photographie