L’invention de la trichromie, qui résulte d’une transposition ingénieuse des découvertes de Newton sur la décomposition de la lumière par le graveur Jacob Christoph Le Blon, déclenche, au début du XVIIIe siècle, une révolution dans le monde de l’imprimerie et de l’image. Organisée en trois sections – les origines, l’invention du procédé et son exploitation –, et à travers 120 chefs-d’œuvre de la gravure, cette exposition, coproduite par la Bibliothèque nationale de France, la Fondation William Cuendet et le Musée olympique de Lausanne, retrace avec rigueur l’évolution de la recherche de la couleur dans l’estampe.
PARIS - Même si, comme le précise Florian Rodari, commissaire de l’exposition et conservateur de la Fondation William Cuendet, "une certaine réticence persiste à l’encontre de la couleur parmi les connaisseurs de la gravure", celle-ci a toujours été objet de recherches de la part des artistes, imprimeurs et éditeurs. Dès les origines de l’estampe, elle s’ajoute au dessin grâce à de nombreux procédés. Aujourd’hui, par la diffusion de techniques qui ont permis de substituer la fluidité du pinceau aux griffures de la pointe, elle préside à toute la production industrielle de l’image. Le mérite de cette exposition est d’avoir su mettre l’accent sur ce moment capital où l’art du graveur, non content d’emprunter à la peinture ses expédients, s’est trouvé un outil de multiplication de la couleur spécifique à son langage.
Jusqu’à l’invention de la trichromie, vers 1710, la couleur dans l’estampe avait été apportée soit par une multiplication des manipulations, soit par une modification de l’encrage traditionnel de la plaque. Au cours des siècles, plusieurs essais furent tentés par l’ajout de teintes supplémentaires sur le bois ou dans le cuivre, par le recours à des encres ou des papiers de couleur, ou par la combinaison de quelques-uns de ces procédés.
Du coloriage des premières xylographies – prolongement de la technique de l’enluminure adaptée aux nécessités nouvelles de l’imprimerie – jusqu’à cette fameuse " manière noire " qui, à la suite d’une opération purement mécanique de polissage extrême de la plaque, fait naître la lumière de l’obscurité, un certain nombre de procédés pour colorer les images imprimées sont expérimentés : l’utilisation des papiers de couleur (Dürer), l’utilisation des encres de couleur (Jean Mignon), l’encrage à la poupée (Johannes Tyler), la gravure sur bois à plusieurs couleurs (Ugo da Carpi), les tailles-douces en deux couleurs (Abraham Bosse), l’invention de la teinte en taille-douce (Stefano della Bella), et l’aquatinte. Une trentaine de planches évoquent ces expériences dont celle, sans égale, d’Hercules Segers, le maître de Rembrandt.
La prodigieuse intuition de Le Blon
En 1676, les révélations d’Isaac Newton sur la décomposition prismatique de la lumière incitent les graveurs à se tourner vers l’étude du mélange chromatique. Jacob Christof Le Blon (1667-1741) constate bientôt qu’un objet placé dans la lumière est formé de trois couleurs fondamentales : le jaune, le rouge et le bleu. Couleurs qu’il sélectionnera sur trois plaques de cuivre gravées dans le but de recomposer les objets visibles dans leurs teintes naturelles. Pour ce faire, il faut d’abord un œil qui sache décomposer le réel en trois plans colorés et disséquer chaque partie d’un tableau pour en prévoir la recomposition au cours de la superposition des trois plaques. Ayant opté pour la manière noire, Le Blon fabriquera ensuite les encres adéquates et formera des ouvriers capables de réaliser ce qu’on appellera des "tableaux imprimés". À Londres, vers 1720, il trouvera les appuis nécessaires pour commercialiser ses reproductions des grands maîtres de la peinture, ses portraits d’hommes illustres et ses planches anatomiques.
Le spectacle anatomique
C’est aux Pays-Bas que le bénéfice de toutes ces recherches sera mis à profit par Jean L’Admiral (1699-1773), disciple de Le Blon. Les planches qu’il a réalisées pour illustrer les démonstrations de célèbres médecins comme F. Ruysch et B. S. Albinus sont exceptionnelles de précision et de sensibilité. Car jusqu’alors, l’anatomie n’avait été dite que par le trait. Conjuguée aux pouvoirs expressifs de la couleur, la manière noire conférait aux tissus organiques un réalisme plus grand. Également élève de Le Blon, Jacques-Fabien Dagoty (1716-1785) prit rapidement conscience de l’intérêt commercial de l’invention de son maître. "Cet étrange artiste, note Florian Rodari, à moitié escroc, à moitié visionnaire, va développer pendant cinquante ans une activité débordante dans le secteur de l’anatomie gravée". Dénuées de tout souci clinique et atteignant parfois jusqu’à deux mètres de haut, ses planches fascinent par leur souffle poétique.
Avec lui, l’exactitude scientifique disparaît au profit de la théâtralisation du sujet. Mais son ambition démesurée le conduira bientôt à négliger la qualité de la reproduction. Ses planches bâclées jetèrent vite le discrédit sur cette admirable technique. Il faudra attendre la révolution de la photographie pour que soit réinventée, au milieu du XIXe siècle, l’idée de décomposer les couleurs en vue de leur superposition.
ANATOMIE DE LA COULEUR : L’INVENTION DE L’ESTAMPE EN COULEURS, Galerie Mazarine, Bibliothèque nationale de France, jusqu’au 5 mai. Ouvert tlj, sauf le lundi, de 9h30 à 18h30. Catalogue coédité par la BNF et le Musée olympique de Lausanne, 152 p, 230 F. Film de 15 mn sur la technique de la trichromie, 60 F.
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Une, deux, trois couleurs
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°24 du 1 avril 1996, avec le titre suivant : Une, deux, trois couleurs