Que Pierre Bourdieu se soit intéressé à la photographie n’est pas une surprise. Le coauteur du collectif Un art moyen, essai sur les usages sociaux de la photographie (1965, éd. de Minuit) s’était penché sur la production photographique des amateurs. Mais qu’il ait pratiqué lui-même cet art, dans le cadre de sa profession naissante de sociologue et dans l’Algérie en guerre, était peu connu malgré des publications éparses. L’Institut du monde arabe, à Paris, en collaboration avec la revue autrichienne Camera Austria, présente ce travail étonnant qui éclaire à la fois l’errance d’une société, le chercheur affectueux et la qualité intellectuelle d’un engagement.
PARIS - Alors qu’il effectuait des enquêtes socio-ethnologiques en Algérie, après son service militaire, Pierre Bourdieu avait rassemblé quelque deux mille photographies entre 1958 et 1961, en pleine période de guerre. Plus de la moitié avaient depuis lors été perdues ; il avait accepté récemment de réactiver cette mémoire de travaux anciens en montrant une centaine d’images, accompagnées de commentaires, mise en forme interrompue par sa mort en 2002.
Dans le sobre agencement de l’Institut du monde arabe, peut-être un peu trop elliptique et dénué des explications factuelles nécessaires, on comprend néanmoins ce que photographier veut dire pour le sociologue. Bourdieu, très loin du regard économe d’Un art moyen, est ici très impliqué : c’est lui qui fait les photographies et celles-ci ne sont pas l’objet de son étude. Elles sont au contraire un outil, une part de l’“intelligence” des choses et de leur compréhension. Elles sont donc une part de lui-même, de son investissement dans le sujet d’étude – complexe et conflictuel, difficilement accessible : la société algérienne en crise profonde – une manière de bloc-notes de ce qui est vu mais pas vraiment saisi lorsque le regard ne peut insister (“c’était une façon d’intensifier mon regard”).
Bourdieu utilise un appareil reflex 6 x 6 cm (Zeiss Ikoflex) que l’on porte sur le ventre pour viser. Cela lui permet de ne pas regarder directement, dans les yeux, les personnes visées : “Il y avait des situations dans lesquelles c’était délicat de faire des photographies et je pouvais photographier sans être vu.” Mais il ne s’agit pas pour autant des photos à la sauvette d’un voyeur potentiel. La plupart des prises de vue sont en relation avec ses enquêtes fébriles (“tout savoir, tout comprendre”), elles accompagnent les croquis, les notes classées, les complètent en autorisant à voir, plus tard, ce que l’on n’avait pas remarqué sur place, dans l’urgence et l’impatience. Il s’agit d’engranger un matériel, en veillant à l’objectivité, malgré la tension et les risques du moment : “J’étais submergé, donc tout était bon à prendre, et la photo, c’était ça, une façon d’essayer d’affronter le choc d’une réalité écrasante.”
Mieux encore que sur les murs, on comprend à travers l’excellent livre publié par Actes Sud (avec un entretien de Pierre Bourdieu et un recueil de textes publiés à propos de ces photographies), la fonction plus que documentaire – informative – de la photographie et, particulièrement, de ce format carré, brut de tout cadrage esthétique, qui tente de “contenir”, d’inclure et de retenir le maximum d’éléments furtifs. Éléments qui sont autant de relations esquissées, parfois impossibles, avec d’autres êtres humains sur lesquels Bourdieu porte “un regard affectueux, souvent attendri”, reconnaissant que “la pratique de la photo a sans doute beaucoup contribué à cette conversion du regard”.
Ceci dit, le sociologue fait son travail, “témoin indigne et à la fois impuissant”, il enquête sur les systèmes de parenté, sur les espaces domestiques, sur le déracinement (un thème qui lui sera cher), sur la division du travail et la domination masculine, sur les travaux des champs, sur la recherche d’emploi en ville, et même sur les jarres traditionnelles de stockage ; il n’est pas juge, il établit une cartographie des désordres imposés à une population par des bouleversements économiques, des impératifs sociaux ou militaires, étrangers à son habitus. De tout cela, il y a des photos, toutes simples mais nécessaires, chacune étant ancrée dans cette nécessité de prendre note (avec un appareil à noter), comme on remplit des fiches. À ceci près que la photographie dépasse de beaucoup la prise de notes, elle en contient davantage que ce qu’on imagine. Et peut-être, de ce fait, ces photographies sont-elles encore plus “intéressantes” qu’elles ne l’étaient à l’époque, justifiant cette remarque de Bourdieu, qui y voit “son œuvre la plus ancienne et la plus actuelle à la fois”. On pourra vérifier là que les “meilleures” photos ne sont pas celles qui débordent d’émotion – à rebours de ce que veulent faire croire les médias – mais celles qui sont en cohérence avec une pensée et ce que Nadar (déjà) appelait l’“intelligence de son sujet”.
Jusqu’au 23 mars, Institut du monde arabe, 1, rue des Fossés-Saint-Bernard, 75005 Paris, tél. 01 40 51 38 38, tlj sauf lundi 10h-18h ; Pierre Bourdieu, Images d’Algérie. Une affinité élective, ouvrage conçu par Franz Schultheis et Christine Frisinghelli, Actes Sud, 224 p., 25 euros. ISBN 2-7427-4136-4.
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Un socio-photographe
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°165 du 21 février 2003, avec le titre suivant : Un socio-photographe