Le Musée d’art moderne et d’art contemporain de Nice offre à l’artiste franco-vietnamienne de raconter une histoire imprégnée de réminiscences personnelles.
Nice. Pour sa première exposition muséale en France, « Nous vivons dans l’éclat », Thu-Van Tran (née en 1979) a imaginé de raconter une histoire en trois chapitres, de l’aurore au crépuscule. La traversée du jour renvoie au travail dans l’atelier : celui de l’artiste, proche de Paris, mais en pleine campagne, est éclairé par la lumière naturelle. Cette temporalité suggère également la brièveté de la vie, son caractère éphémère et urgent que viennent saisir les photogrammes de feuilles insolées par la Lune (Au couchant, au levant, 2023), dont les fantômes fugitifs laissent leurs traces sur le papier teinté de jaune doré ou de violet. Le titre de ce solo show fait allusion à une série d’œuvres dans laquelle Thu-Van Tran a soumis à la photosensibilisation des extraits du texte Au cœur des ténèbres, de Joseph Conrad. La puissance poétique du langage, le voyage comme métaphore existentielle, l’exploitation des ressources, la colonisation sont convoqués par cette référence littéraire. Autant de thèmes qui se mêlent ici aux réminiscences plus intimes d’un pays, le Vietnam, où elle est née et qu’elle a quitté avec sa famille à l’âge de deux ans. Il s’agit d’une histoire personnelle en lien avec notre héritage collectif. C’est l’une des forces de cette exposition que de les entremêler.
Chapitre I : « À l’aube, semer ». Des moulages de troncs couchés sont disposés au centre de la salle, sur des caisses en bois. Leurs formes allongées évoquent celles de gisants, les coffres pourraient être des cercueils. L’un des troncs est rouge sang. Cette installation (Le Caoutchouc rouge, 2017, voir ill.) a été présentée à la Biennale de Venise en 2017. C’est après avoir vu les moulages de Pompéi, encore étudiante à l’école des Beaux-Arts de Paris, que Thu-Van Tran a choisi d’étudier le moulage et la sculpture comme un moyen, par l’empreinte, de capturer le temps et de fixer la mémoire. Les troncs ont été moulés sur des hévéas, une espèce originaire du Brésil et introduite par des marins français au début du XXe siècle en Indochine, où elle a été cultivée par greffe sur des jeunes plants d’arbres locaux. « Le latex va alors contaminer la sève de l’hôte jusqu’à le transformer entièrement […], à l’image d’une civilisation qui prend pied sur une autre : la colonisation », explique l’artiste (dans un entretien avec la directrice du musée, Hélène Guenin, reproduit dans le catalogue). Dans cette première salle, un film diffusé sur un écran rappelle que l’exploitation intensive du caoutchouc, prélevé par saignée, fut à l’origine de mouvements de révolte au Vietnam (Des gestes démesurément contraints – de récolte à révolte, 2019).
Comment transforme-t-on, presque irrémédiablement, un paysage ? « Rainbow Herbicides » est le titre d’une de ses séries de dessins [voir ill.], mais aussi le nom de code d’une opération d’épandage menée par l’armée américaine au Vietnam, consistant à déverser jusqu’à six dioxines différentes sur les sols vietnamiens. Pour exorciser cet épisode de la guerre, c’est sur une masse anthracite tracée au graphite à la façon d’un nuage explosif que l’artiste projette symboliquement les six couleurs intenses, le blanc, le rose, le vert, le bleu, le pourpre et l’orange. C’est cette même base chromatique qu’elle applique par couches successives pour sa série « Les couleurs du gris » [voir ill.]. En s’additionnant, le blanc titane, les bleus outremer et cobalt, le magenta fluo, les pigments orange, les nuances de verts… s’annulent et s’effacent, composant un panorama contemplatif, image de la mélancolie et de la destruction.
Sculpture, installation, peinture, dessin, vidéo : la maîtrise artistique de la plasticienne est affirmée dès ce premier « chapitre », où elle a choisi de se surpasser en peignant sur place, pendant la durée de l’accrochage, trois immenses fresques abstraites. Cette fois-ci, cependant, les peintures n’ont pas été faites à même les murs, mais sur de fines toiles enduites de chaux, support indétectable. Les œuvres de Thu-Van Tran – que l’on a pu voir en février dernier à la Bourse de commerce dans le cadre de l’exposition collective « Avant l’orage » – sont désormais bien trop précieuses et recherchées pour être vouées à disparaître. « Je pense souvent à Fra Angelico quand je réalise “Les couleurs du gris” […]. L’espace de l’art, son histoire, sa matérialisation sont des refuges où le déliage est possible. […] Comment trouver du sens à la destruction ? », s’interroge Thu-Van Tran, qui inscrit ainsi sa remémoration du passé dans une perspective historique allant de la Renaissance à Claude Monet.
Si ces grandes peintures font désormais partie de son répertoire, le latex est également omniprésent dans la pratique de l’artiste et dans les trois sections de cette exposition. On le retrouve d’une salle à l’autre, sous la forme de grands Pénétrables : ils se répandent au sol à la façon de nappes liquides blanchâtres ou pendent du plafond telles des peaux élastiques et pigmentées. À ses formes molles répondent la densité de la porcelaine dans laquelle sont pétrifiées des ailes d’oiseaux (Le Génie du ciel, 2022) et la fragilité des feuilles d’hévéa moulées en grès ou solidifiées dans le bronze (Roman sans titre, 2022). Autant d’étincelles de cet « éclat » de nos existences, contenant en lui l’ambivalence de la splendeur et du fracas, l’éblouissement sublime de l’aube et celui de la catastrophe.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°617 du 22 septembre 2023, avec le titre suivant : Un jour dans la vie de Thu-Van Tran