Autour de Tatline et Malevitch, réunis à la Fondation Beyeler dans un essai de reconstitution d’une exposition de 1915, est déployée toute la richesse de l’avant-garde russe.
RIEHEN/BÂLE - « 0,10 », ou le titre d’une exposition qui a marqué l’avant-garde « historique » et plus particulièrement l’avant-garde russe. C’est en 1915 que 14 artistes – 10 participants étaient initialement prévus, parmi lesquels Malevitch et Tatline –, présentent à Pétrograd (actuelle Saint-Pétersbourg) une abstraction radicale qu’ils considèrent comme le point de départ pour un nouvel art (d’où le zéro). C’est à cette occasion que l’œuvre emblématique de Malevitch, le Carré noir, simple quadrilatère austère sur fond blanc, surgit comme un météore. À la Fondation Beyeler, à Riehen près de Bâle, ce « monument artistique », trop fragile pour voyager, est remplacé par une version qui date de 1929.
D’emblée, le titre de la manifestation, « À la recherche de 0,10 », apparaît trompeur. De fait, selon ses organisateurs, « contrairement à l’accrochage historique de l’exposition “0,10” à Saint-Pétersbourg, la Fondation Beyeler présente, un siècle plus tard, des espaces apaisés et ouverts au regard ». Cette affirmation se vérifie avec l’œuvre de Malevitch, exposée aujourd’hui de façon classique, alors que le document photographique de l’époque (le seul existant, soit la reproduction de la fameuse salle du père du suprématisme) montre un accrochage serré. Les tableaux recouvraient pratiquement les murs, afin d’obtenir un effet d’ensemble immédiat. Qui plus est, le Carré noir était placé dans l’angle supérieur de la pièce, à l’instar des icônes dans les isbas des paysans.
L’influence du futurisme
La Fondation a fait venir environ un tiers des œuvres exposées en 1915 en Russie, en complétant la présentation par d’autres travaux des mêmes artistes. Le parcours montre des ensembles monographiques, élargissant la connaissance que l’on avait jusque-là de la production plastique de certains. D’emblée, on est frappé par l’importance inhabituelle de la présence féminine (avec 0lga Rozanova, Lioubov Popova, Nadejda Oudaltsova…), sans doute liée à l’évolution politique de cette période pré-révolutionnaire.
L’autre constat qui s’impose est celui de l’influence du futurisme, qui semble être le passage obligé de tous ces artistes. Ce groupe de créateurs italiens, fidèle à sa politique expansionniste, envoie en Russie son missionnaire en chef : Marinetti. Toutefois, ce style, qui dynamise et pulvérise les formes ou encore les réduit à des éléments tubulaires, coniques et cylindriques aux couleurs primaires, n’est pas simplement « importé ». De fait, si la version italienne est ivre du progrès et a pour icône la voiture de course, la thématique chez les artistes russes est bien différente. Le plus souvent, il s’agit d’objets du quotidien placés dans un atelier, faisant songer à un intérieurs cubiste, la vitesse en plus. Comme chez les cubistes encore, l’importance de la typographie est essentielle. Le lumineux Newspaper de Mikhail Menkov (1915), par son titre et par les lettres qui virevoltent sur la surface de la toile, en est un parfait exemple. Ce n’est pas un hasard si le terme « cubo-futurisme », un hybride stylistique, est celui qu’on emploie pour ces œuvres.
Le Carré, le Cercle et la Croix
Au cœur de l’exposition, inévitablement, figurent Malevitch et Tatline. Parmi les œuvres suprématistes (le terme utilisé par le peintre pour sa non-figuration), c’est un exploit de pouvoir montrer ensemble Le Carré, Le Cercle et La Croix, mais aussi des tableaux peu vus qui proviennent des collections privées : Composition suprématiste avec un plan en projection ou Le Carré rouge (les deux de 1915). Les reliefs et contre-reliefs de Tatline, ces puissantes sculptures suspendues, fabriquées à l’aide de matériaux inhabituels (fer, cuivre, câbles), sont ici accompagnés de documents historiques.
En prolongement, l’exposition « Black Sun » (Soleil noir) constitue une preuve vivante de l’impact, non dissipé depuis, de cette révolution artistique. Sont réunis ici des travaux contemporains qui entretiennent un dialogue avec leurs « ancêtres ». Tous les rapprochements ne sont pas convaincants. Ainsi, les petits monochromes carrés (1970) de Blinky Palermo semblent dérisoires et l’inscription interminable de Lawrence Weiner reste incompréhensible. En revanche, la salle des œuvres minimalistes est aussi impressionnante qu’un temple. Le Cube (1969) de Sol LeWitt qui trône sur le mur ne déplairait pas à Malevitch.
Commissaire : Matthew Drutt
Nombre d’ artistes : 12
Nombre d’œuvres : 120
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Un fac-similé réaménagé de « 0,10 »
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Abonnez-vous dès 1 €Jusqu’au 10 janvier 2016, Fondation Beyeler, Baselstraße 101, Richen/Bâle, Suisse, tél. 41 61 645 97 00, www.fondationbeyeler.ch, tlj 10h-18h, mercredi jusqu’à 20h, entrée 25 CHF (env. 23 €). Catalogue, 272 p, 68 CHF (env. 28 €).
Légende photo
Kasimir Malevitch, Plan en rotation, dit Cercle noir, 1915,huile sur toile, 79 x 79 cm, collection particulière. © Photo courtesy Alex Jamison.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°445 du 13 novembre 2015, avec le titre suivant : Un fac-similé réaménagé de « 0,10 »