BILBAO / ESPAGNE
La rétrospective du photographe permet de recontextualiser ses différentes séries réalisées depuis 1970 et de saisir sa préoccupation essentielle autour du regard.
Bilbao. Après une première présentation à la Haus der Kust de Munich en 2017, la rétrospective « Thomas Struth » prend ses quartiers au Musée Guggenheim de Bilbao. Le photographe allemand, né en 1954, fait partie de l’école de Düsseldorf. Ses pièces se vendent à des prix pouvant atteindre 6 chiffres. Dans son classement des artistes établi selon le nombre d’expositions, l’Artindex monde 2019 du JdA le place au 31e rang derrière Thomas Ruff (6e) et devant Andreas Gursky (37e). Tous les trois, ainsi que Candida Höfer et Axel Hütte, ont été formés par Bernd et Hilla Becher, dans une veine documentaire elle-même inscrite dans celles de Karl Blossfeldt et d’August Sander. Ils ont prolongé l’héritage en introduisant la couleur et le format tableau. Rapidement ils sont devenus les figures tutélaires d’un mouvement, reconnu, exposé, qui s’est vendu très tôt en galerie, que ce soit en Allemagne, à New York ou en France. Thomas Struth réfute pourtant l’appartenance à ce groupe. Lors de la conférence de presse et au cours de la visite de l’exposition, et encore plus précisément dans l’entretien réalisé en 2017 avec Okwui Enwezor publié dans le catalogue, il le répète : « La composition de nos impulsions, de nos arguments et de nos intérêts est complètement différente ». Ceci bien que tous ces artistes aient été confrontés à l’histoire allemande, et que tous aient été étudiants des Becher. « Nous ne sommes pas amis, précise-t-il. L’histoire de ce groupe a été inventée par les conservateurs car il était peut-être plus facile de régler de cette manière toutes les différences individuelles. »
À la différence d’un Ruff ou d’un Gursky qui composent leurs images sur ordinateur à partir de différentes prises de vue, Thomas Struth n’a jamais remis en cause la « croyance dans la vérité du médium » ni l’approche sérielle et typologique de Blossfeldt, Sander ou Becher. Il est avec Candida Höfer un de ceux qui sont restés les plus proches de cette tradition photographique. Ce que le Guggenheim Bilbao établit, au travers de ce panorama de l’œuvre sur quarante-cinq années de création, dans une très belle articulation des différentes séries typologiques. « Unconscious Places » (Lieux inconscients), réalisée en 1975, est, avec ses rues vides, la première étude du genre déclinée à partir d’une perspective très marquée. La série sera ordonnatrice de beaucoup d’autres portant sur l’architecture et l’espace urbain.
La grande force de la rétrospective est de dresser la généalogie d’une pensée au travers des archives du photographe. La large place qui lui est allouée, les murs d’une salle entière débordant sur une autre et leur accrochage dans une succession d’immenses cadres format tableau en font un impressionnant, magnifique et fort instructif « arbre-mère » qui recontextualise chronologiquement les différentes séries de 1970 à nos jours. Dessins et peintures de jeunesse, études photographiques, carnets, affiches d’exposition, cartons d’invitation, documents de recherche, correspondances, livres de référence et pochettes de disques dressent de décennie en décennie le contexte propre à chaque série.
Les pochettes de disques rappellent la place importante tenue par la musique. Les rencontres ou amitiés se déclinent en portrait ou scène de groupe. Ce récit sensible bien que non décrypté dans les multiples visages que l’on peut y croiser fourmille d’informations, tandis que la mise en dialogue de trois grands formats, dont la fameuse présentation de La Liberté guidant le peuple au Tokyo National Museum (1999) et Aquarium, Atlanta (2013), livre un des grands axes de réflexion de Struth quant au regard que l’on porte sur une œuvre, une ville ou nos proches…
Que regardons-nous et comment ? Ce questionnement irrigue les séries de photographies de musées, de nature, de paysages artificiels, de technologies du futur, jusqu’à la plus récente en date, « Animals », commencée en 2017 : des portraits troublants d’animaux morts de causes naturelles réalisés à l’Institut Leibniz pour la recherche sur la faune sauvage et zoologique de Berlin. L’unique autoportrait du photographe le montre de dos, à la Alte Pinakothek de Munich, regardant l’autoportrait de Dürer.
On peut ne pas être sensible à la photographie de Thomas Struth, ou du moins à certaines de ces séries. On peut trouver que le Guggenheim Bilbao, avec ses espaces d’exposition fragmentés, ne facilite pas la lisibilité de l’accrochage. Reste que ce panorama donne à voir le positionnement de l’artiste, ses préoccupations et démarches conceptuelles, ses centres d’intérêt, sans cesse renouvelés. Excepté pour ses images réalisées en Israël et Palestine, la critique ne fait pas partie du regard analytique de Struth que le temps fait apparaître d’un grand classicisme vis-à-vis de ce qu’il photographie.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°531 du 18 octobre 2019, avec le titre suivant : Thomas Struth se raconte au Guggenheim Bilbao