De Pont-Aven à Huelgoat, en passant par Penmarc’h et Châteauneuf-du-Faou, des peintres venus du monde entier ont posé leur chevalet en Bretagne fixant pour longtemps son image.
En montant dans le TGV qui relie la capitale au Finistère, a-t-on conscience que l’on emprunte, peu ou prou, le même chemin que les artistes qui ont révolutionné la peinture au XIXe siècle ? Bien sûr, aujourd’hui il ne faut qu’un peu plus de quatre heures pour aller de Paris à la pointe occidentale du pays, là où il fallait compter quatorze heures de train et de diligence ! C’est en effet l’ouverture de la ligne de chemin de fer qui a permis aux artistes de découvrir ces contrées alors totalement exotiques et puissamment dépaysantes. Imaginez un peu le choc que fut alors la rencontre avec cette terre de dolmens, de calvaires, d’une langue étrangère, de traditions colorées et vivantes, de légendes et de grande piété. Réservoir inépuisable de motifs inédits, le Finistère apparaissait alors aussi comme un paradis perdu, une terre encore intacte et une culture ancestrale qui n’avaient pas été corrompues par l’industrialisation massive qui remodelait alors la France. Dès l’arrivée du train à Quimperlé, en 1862, une cité devient la quintessence de cet exotisme breton et un refuge : Pont-Aven, « ville de renom, quatorze moulins, quinze maisons », selon l’adage. Ce cadre idyllique offrant une grande diversité de paysages et des scènes pittoresques à foison est d’abord plébiscité par les académiques. Le premier à débarquer ici est Robert Wylie, à l’été 1865. Ses confrères viennent ensuite en masse des quatre coins du monde, et à leur retour ils vantent cette cité hospitalière, charmante et bon marché. Pont-Aven devient rapidement la destination à la mode, notamment grâce à la qualité et au faible coût de l’hébergement. Les artistes bourgeois se plaisent tout particulièrement à l’hôtel des Voyageurs, où Julia Guillou propose mets raffinés, bals et excursions en bateau à cette colonie huppée et cosmopolite. L’ambiance est diamétralement différente chez Marie-Jeanne Gloanec. Sa pension qui ne paie pas de mine est le prototype de la maison de bohème. La patronne est d’ailleurs connue pour faire crédit et accepter le paiement en œuvres. Si le plus gros des troupes loge chez les nombreux habitants qui louent une chambre, voire un grenier, tous se retrouvent à la pension pour manger, boire et discuter dans une atmosphère endiablée.
Gauguin et Bernard à Pont-Aven
Ici, c’est en effet le royaume des révolutionnaires, dont un certain Paul Gauguin. Le destin de Pont-Aven et de sa fameuse école est de fait indissociable de la personnalité de Gauguin qui y séjourne à partir de 1886. « J’aime la Bretagne : j’y trouve le sauvage, le primitif. Quand mes sabots résonnent sur ce sol de granit, j’entends le ton sourd, mat et puissant que je cherche en peinture », écrit-il à sa femme Mette en 1888. Mais la révolution, Gauguin ne la fomente pas seul ; quand il arrive, il peint encore de manière fort sage, à la manière de son maître Pissarro. Lors de son deuxième séjour, en 1888, il croise un jeune chien fou : Émile Bernard. Celui qui s’est fait renvoyer de l’atelier Cormon pour « chahut et impertinence » sillonne depuis la Bretagne à pied et développe des idées radicales sur l’art moderne. La rencontre entre ces deux trublions qui veulent en découdre avec la tradition fait l’effet d’une bombe. Ils inventent un langage totalement nouveau, le synthétisme qui rompt avec des siècles d’illusionnisme et de perspective. L’artiste ne doit plus représenter ce qu’il voit mais ce qu’il ressent. Pour atteindre leur but, ils recourent à des aplats de couleur pure entourés de cernes foncés, des cadrages inusités et des formes simplifiées, archaïques et sans modelé. L’onde de choc est immédiate. Des artistes abondent pour se familiariser avec cette approche totalement neuve ; une école est née. Le succès public n’est en revanche pas instantané. Les curés des paroisses de Pont-Aven et de Nizon refusent sèchement La Vision du sermon, le manifeste de ce style nouveau, peint par Gauguin avec une audace inouïe. Tandis que la « Belle Angèle » est horrifiée par le portrait que cet excentrique fait d’elle.
Le Pouldu, l’utopie communautaire
À son apogée, Pont-Aven compte, au bas mot, une quarantaine de débits de boissons, d’auberges et d’hôtels. Cette agrégation folklorique d’artistes ne pouvait, on s’en doute, que déplaire à Gauguin et à ses aspirations « sauvages ». Recherchant plus d’authenticité et animé d’un idéal de vie communautaire, il prospecte et trouve ainsi sa nouvelle terre d’élection : Le Pouldu. Ce petit village le séduit par son cadre bucolique, ses champs dévalant jusqu’à la mer, ses espaces boisés touffus et ses plages ponctuées de falaises. En 1889, il s’installe à la Buvette de la Plage. Rapidement sans ressources, comme à son habitude, il trouve un bienfaiteur en la personne de Meijer de Haan. Le peintre hollandais, subjugué par son travail et sa posture, n’est que trop heureux de payer la pension de son mentor en échange d’une initiation au synthétisme. De Haan se lie aussi charnellement avec l’aubergiste, Marie Henry, avec qui il aura un enfant. La vie dissolue de ces rapins vivant sous le même toit qu’une jeune célibataire ne manque évidemment pas de faire jaser ! Il flotte un parfum follement libertaire sur cette petite auberge. Une vraie maison de perdition, pour certains, où des artistes contestataires vivotent et commettent des œuvres que la morale ou le bon goût réprouvent. Pour d’autres, la modeste buvette fait au contraire figure d’utopie réalisée : un atelier communautaire où l’on débat et confronte ses opinions sur la modernité et où l’on crée parfois à plusieurs mains. À l’apogée de cette aventure artistique, l’auberge abrite simultanément de Haan, Gauguin, Sérusier, sans oublier Filiger qui flirte, déjà, avec l’abstraction. Cette petite bande turbulente peint, encore et toujours. Ils accrochent des tableaux, des dessins et des gravures sur toutes les cimaises disponibles. Progressivement, ils recouvrent l’intégralité des murs, mais aussi le plafond et même les fenêtres. À la fin de l’année 1889, dans la fougue de cette première saison de cohabitation, de Haan et Gauguin réalisent ainsi, main dans la main, une partie du décor peint et sculpté de la maison. Très tôt, Marie Henry comprend que ces compagnons de bohème ne sont pas de gentils illuminés. Ainsi quand, en 1893, elle met en gérance son commerce et quitte le village, la taulière a la bonne idée d’emporter son butin de guerre : les œuvres laissées en gage par ses pensionnaires et toutes celles qu’elle réussit à détacher du décor.
Sérusier en Argoat
Tandis que Gauguin rêve à son Atelier du tropique, Sérusier poursuit lui aussi sa quête de primitivisme et d’exotisme, mais sous d’autres latitudes. En 1891, à la recherche d’un nouvel univers et de motifs vernaculaires, il prend le large vers l’Argoat, cette Bretagne intérieure verdoyante et boisée. Plus secret et préservé, ce pays vallonné s’impose rapidement comme la toile de fond de ses compositions mystiques. Ses pas le mènent d’abord à Huelgoat. Mauvaise pioche, car la cité est alors prise d’assaut et affiche vite une telle densité d’artistes au mètre carré qu’on la surnomme le « Fontainebleau breton ». À quelques encablures de là, il trouve enfin son havre : Châteauneuf-du-Faou. Il se fend d’ailleurs d’une belle déclaration d’amour à ce petit bourg : « C’est ma vraie patrie, puisque j’y suis né de l’esprit. » De fait, il ne quittera plus le village et peindra inlassablement ses paysages, notamment l’Aulne qu’il admire à loisir depuis son atelier, mais aussi les traditions de ses habitants. Particulièrement frappé par la piété de ses concitoyens, il immortalise leur ferveur, notamment lors du pardon de Notre-Dame des Portes. Son installation dans cette commune transforme aussi son style, son synthétisme s’adoucit et son répertoire s’enrichit. Le paysage riant, ses bocages, mais aussi ses sous-bois elfiques deviennent le théâtre d’une étonnante faune mystique, mythologique et féerique. Personnage haut en couleur, Sérusier détonne dans ce bourg tranquille, à l’écart des sentiers touristiques. L’artiste se balade ainsi fièrement en sabots décorés quand il ne s’habille pas tout simplement en druide. Ce « nabi à la barbe rutilante » établit pourtant une coexistence pacifique avec ses voisins. Même si à la fin de sa vie, on murmure que cet étrange ermite portant cape de bure et grand chapeau effraie les fillettes qu’il portraiture à la sauvette. Il réussira cependant là où Gauguin a échoué, en faisant accepter sa facture atypique par le clergé. En réalisant le décor du baptistère de l’église paroissiale, il met en effet en application les théories mystiques des bénédictins du haut Danube dont il avait reçu les enseignements à Prague.
Concarneau : l’académie en vareuse
Si la fine fleur de l’avant-garde s’épanouit en Finistère, cette terre du bout du monde, ce lieu de tous les possibles attire aussi des artistes nettement plus conventionnels. Le foyer de Concarneau se constitue ainsi dans la décennie 1870 autour d’un peintre du cru, Alfred Guillou, rejoint ensuite par son ami Théophile Deyrolle. Ici point de révolution picturale, car ces deux inséparables ont fait leurs premières armes dans l’atelier du pompier Cabanel. Autour de ce noyau se constitue rapidement une colonie où dominent massivement le réalisme et le naturalisme. Avec l’arrivée du train en 1883, les artistes en quête de sites inédits affluent pendant la belle saison. Véritable tour de Babel, cette colonie rassemble des peintres venus d’Angleterre, des États-Unis, de Russie. Et même de la lointaine Nouvelle-Zélande, comme Sydney Lough Thompson qui y peindra pendant des décennies. Pour braver les éléments et se mettre dans l’ambiance, il adopte d’ailleurs le costume local : vareuse et pantalon de marin ! « Concarneau a un pittoresque irrésistible qui attire tous les artistes si fortement qu’elle est connue comme la ville des trente ateliers et des trente usines à sardines », résume-t-il. Les raisons du succès de cette cité de Cornouaille ? La profusion de sujets nouveaux qui s’offrent aux artistes, dont une splendide baie et un port atypique et extrêmement animé. Les remparts faisant face au port sont clairement un de leurs motifs de prédilection. Quand il est question de démanteler la ville-close en 1899, les artistes montent d’ailleurs au créneau, comme un seul homme, pour protéger ce patrimoine. Particulièrement attachés à Concarneau, les peintres se mobiliseront aussi pour aider la commune qui frôle la faillite lors de la raréfaction de la sardine, la pierre angulaire de l’activité commerciale.
L’exotisme du pays bigouden
Étrangement, l’ultra-pittoresque pays bigouden ne suscita pas le même engouement collectif de la part des peintres. Le territoire est pourtant on ne peut plus sauvage ; trop peut-être aux goûts de certains. Ici pas d’infrastructures hôtelières douillettes ni de gentilles hôtesses comme à Pont-Aven. Par ailleurs, la vie des habitants et l’environnement sont extrêmement rudes. Cette rudesse ainsi que l’intense solitude face aux éléments déchaînés séduisent toutefois quelques artistes téméraires. Difficile d’imaginer que l’inventeur pictural de cette région n’est autre que Daubigny, le chantre de la douceur de vivre de Barbizon. Dans son sillage, ils sont quelques-uns à s’aventurer à la découverte de ces plages sauvages, ces côtes déchiquetées et battues par les flots, mais aussi d’une population farouchement attachée à ses traditions. Les hautes coiffes si caractéristiques, les processions religieuses, mais aussi les scènes de danse et les cirques itinérants captivent Lucien Simon, Jean-Julien Lemordant et Mathurin Méheut. Par sa fidélité à la région, et les thèmes qu’il exploite, Simon est le peintre du pays bigouden par excellence. C’est pourtant le hasard qui le conduit sur cette terre aux confins de l’Europe. Sa belle-famille a en effet l’habitude de passer ses vacances à Bénodet. Lors de son premier séjour, c’est le coup de foudre ; il y passera ensuite tous ses étés. Il achète même le sémaphore désaffecté de Sainte-Marine et le transforme en villa dotée d’un atelier. Infatigablement il peindra la côte, notamment la lutte des hommes avec une nature âpre. Il immortalise la dureté des conditions de vie des pêcheurs, mais aussi des femmes qui ramassent le goémon et les pommes de terre. Quand il pose son chevalet à Penmarc’h, il comprend qu’il a trouvé son cadre idéal : la belle chapelle de la Joie dressée face à la mer, au milieu d’un territoire nu mais grandiose, et baignée d’une superbe lumière. En effet, que demander de plus ?
Paul Gauguin, La Vision du sermon, 1888, huile sur toile, 73 x 93 cm, National Gallery of Scotland, Edimbourg
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°703 du 1 juillet 2017, avec le titre suivant : Sur le chemin des peintres en Finistère