L’Institut Giacometti opère un rapprochement entre les œuvres du sculpteur suisse prises en photo par Hirochi Sugimoto et le théâtre Nô.
Paris. En 2013, le Museum of Modern Art à New York propose à Hiroshi Sugimoto (né en 1948) de photographier le jardin de sculptures de l’institution. La première œuvre qui retient son attention est la Grande Femme d’Alberto Giacometti (1901-1966) qu’il photographie à deux reprises : une fois à la lumière du jour, l’autre au crépuscule, et dans la même approche floutée. « Selon moi, [cette sculpture] évoquait l’image de deux personnages du théâtre Nô. Le Nô parle des âmes qui reviennent à la vie et deviennent visibles », souligne-t-il dans l’introduction à sa série « Past Presence », résultant de cette commande.
Six autres photographies de sculptures de Giacometti dont deux de l’Homme qui marche sont réalisées entre 2013 et 2016. Le photographe les a offertes à la Fondation Giacometti, il y a cinq ans. Elles sont le point de départ de l’exposition « Giacometti / Sugimoto : en scène » que signe Françoise Cohen, directrice artistique de l’Institut Giacometti, avec l’artiste japonais. Montrées pour la première fois en Europe, elles représentent les personnages spectraux d’une exposition qui élargit la vision que l’on peut avoir de l’œuvre et de son auteur à sa passion pour le théâtre Nô et son implication dans la mise en scène du théâtre classique japonais. En 2017, Hiroshi Sugimoto a, en effet, fondé au Japon l’Odawara Art Foundation dont la mission est de favoriser et de promouvoir la pratique des arts du spectacle traditionnels japonais et contemporains internationaux.
La scène de théâtre Nô que Sugimoto a reconstituée à l’Institut Giacometti obéit aux règles du genre : un plateau nu constitué uniquement, au fond de la scène, d’une immense tenture figurant un pin aux branches déployées. Face au public, quatre musiciens agenouillés, « joués » par quatre sculptures de Giacometti. Sur scène, à gauche, l’Homme qui marche en bronze et, à droite, la Grande Femme en plâtre [voir ill.]. La transposition des sculptures en personnages d’une scène de Nô fonctionne, bien que les figures assises n’aient aucune relation avec le Japon.
« Il est vrai que le regard de Giacometti était beaucoup plus tourné vers l’Égypte ancienne que vers l’Extrême-Orient. Dans ce rapprochement de l’œuvre des années 1950-1960, on retrouve ce qui a beaucoup été commenté, notamment par Jean Genet dans “L’Atelier” quand il dit que Giacometti dans sa sculpture s’adresse aux morts », explique Françoise Cohen. On retrouve cette théâtralisation appliquée par Sugimoto aux sculptures de Giacometti, dans les quatre photographies de la Grande Femme et de Grande Figure qui se dressent devant le visiteur, images troublantes d’une silhouette longiligne figée dans un camaïeu brumeux de gris et de noir. Sugimoto leur insuffle une vie et trouve dans les espaces de l’Institut Giacometti, le cadre pour leur mise en dialogue, du moins pour deux d’entre elles, avec des masques anciens de Nô, du XIIIe au XVe siècle, issus de sa propre collection.
Ce goût pour la figure spectrale s’illustre aussi dans les magnifiques autoportraits et portraits au polaroïd de Takeshi Kitano, Ileana Sonnabend et Peter Zumthor, montrés pour la première fois et placés en regard de têtes dessinées au stylo-bille sur des nappes en papier, et tout aussi inédites, qu’exécutait Giacometti quand il était au café.
Les liens tissés par Giacometti avec le philosophe japonais Isaku Yanaihara se voient en filigrane, notamment par son buste en plâtre. Des liens qui rapprochent le microcosme japonais de Giacometti et Annette, son épouse, et leur découverte en 1957 du théâtre Kabuki et Nô.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°632 du 26 avril 2024, avec le titre suivant : Sugimoto théâtralise Giacometti