PARIS
De tous les pays d’Afrique, le Nigeria est peut-être, avec le Mali, le seul à offrir une diversité artistique et une richesse archéologique sans précédent sur le continent.
Nok, Igbo Ukwu, Ife, Bénin : les royaumes et les cultures qui ont fleuri sur ce vaste territoire sont la preuve que l’Afrique ne se réduit pas uniquement à des sculptures "primitives" sans histoire mais qu’elle peut se prévaloir d’une chronologie cohérente, même si elle s’écrit encore en pointillés. Contrairement à d’autres régions africaines dont les maillons archéologiques manquent, le Nigeria affiche une succession de cultures originales depuis le Ve jusqu’au XIXe siècle et fait figure de "véritable réussite artistique" , comme le précisait Frank Willett, organisateur en 1984 de la grande exposition "Trésors de l’ancien Nigeria" qui révéla au public parisien les plus belles pièces en bronze et en terre cuite d’Ife et du Bénin. Ancienne colonie britannique bordée à l’ouest par l’ex-Dahomey (le Bénin actuel), par le Cameroun à l’est et traversé par l’immense fleuve Niger, le Nigeria a été l’un des premiers pays victimes des déportations d’esclaves vers le continent américain. Mais à l’inverse, les premiers contacts avec les Européens, notamment les Portugais dès le XVe siècle, nous ont valu des récits et des témoignages précieux sur les anciens royaumes. Ce n’est que plus tard, au XXe siècle, que les fouilles archéologiques révélèrent les vestiges de civilisations anciennes, telles Nok ou Igbo Ukwu.
Découvertes par hasard dans une mine d’étain du Nigeria central, en 1943, les sculptures en terre cuite de Nok sont les plus anciennes connues au sud du Sahara (VIe siècle av. J.-C.-Ve siècle ap. J.-C.). Les artisans de Nok, qui pratiquaient l’agriculture, connaissaient la céramique et la fonte du métal. Cette culture de l’Âge du fer se caractérise par une série de figures humaines et quelques rares représentations animales en terre cuite, aux traits stylisés mais extrêmement aboutis. Seules les têtes de forme conique, sphérique ou cylindrique nous sont parvenues intactes. Elles présentent toutes une particularité : la perforation de la pupille, de la bouche et des oreilles. Leur fonction rituelle ou funéraire n’est pas encore bien définie, d’autant plus que l’art de Nok a brutalement disparu : sa production a cessé mystérieusement autour du Ve siècle.
À l’instar des terres cuites de Nok, les bronzes d’Igbo Ukwu, découverts en 1939, ont révélé une culture inconnue qui maîtrisait parfaitement l’art du métal. L’archéologue anglais Thurstan Show, qui fouilla le site vingt ans plus tard, démontra que ces objets provenaient d’un dépôt rituel. Une chambre funéraire livra également les ossements d’un haut dignitaire enterré avec ses attributs et ses bijoux. Les datations effectués à Igbo Ukwu s’échelonnent entre 711 et 991 de notre ère, et l’analyse des bronzes – un alliage de cuivre, d’étain et de plomb – confirme l’origine locale du métal, extrait de la vallée de la Benoué. Cette production de bronzes est exceptionnelle, non seulement par la qualité technique atteinte par les artisans d’Igbo Ukwu au Xe siècle mais aussi par la profusion du décor en relief. Comme sur la plupart des sites archéologiques africains, les objets livrent peu d’informations, notamment sur l’organisation sociale et les pratiques cultuelles, mais les récipients au style exubérant en forme de coquillage ou les hampes baroques ornés de perles et d’oiseaux mises au jour laissent supposer à l’image des royaumes nigérians postérieurs l’épanouissement d’un art inventif et raffiné à Igbo Ukwu.
Royaumes et cités états
Ife (Xe-XVe siècle), ou Ile-Ife, est sans conteste, avec Nok, le site archéologique le plus célèbre du Nigeria. Selon la légende, le monde fut créé à Ife sur l’ordre du dieu suprême Olodumare. La cité est devenue depuis la capitale religieuse du Nigeria, à laquelle se réfèrent une des ethnies les plus importantes du pays, les Yoroubas. Le royaume d’Ife, attesté entre le Xe et le XVe siècle, a connu son apogée au XIIe. Grâce aux échanges commerciaux et aux tributs payés par les royaumes vassaux, Ife est rapidement devenue une puissance économique dont le déclin s’amorça dès que l’approvisionnement en métal fut stoppé par sa rivale Oyo, située plus au nord. Cité prospère, Ife a développé un art de cour voué au culte de l’image du roi, l’Oni, d’origine divine. Les fouilles ont livré essentiellement des têtes en terre cuite et en bronze, d’une perfection et d’une qualité rares. De tous les arts d’Afrique, celui d’Ife surprend par son naturalisme et son style presque "classique". Ces élégants "portraits" royaux, qui servaient d’effigies funéraires, traduisent tous le même souci esthétique : yeux en amande bien dessinés, lèvres ourlées et expression sereine. Certaines têtes sont couvertes de stries faciales ou pourvues de trous autour de la bouche et du front, qui suggèrent l’ajout d’accessoires postiches – voiles de perles ou couronnes.
Parmi les bronzes retrouvés (quarante au total), une des rares statues d’Oni, portant de lourds colliers de perles et des insignes, atteste par ailleurs la richesse et le pouvoir des rois d’Ife. Les représentations de personnages baillonnés ou portant des animaux laissent supposer des pratiques sacrificielles. Plus mystérieux, les célèbres bronzes dit de Tsoede, notamment l’homme assis de Tada, ont été retrouvés sur le bord du fleuve Niger et peuvent être rattachés au style d’Ife. Cet art unique, sans équivalent sur le continent africain, a été comparé aux chefs-d’œuvre de la Grèce antique, et l’ethnologue allemand Leo Frobenius, qui découvrit les premières têtes d’Ife en 1910, n’hésita pas à parler d’une colonie méditeranéenne établie en Afrique !
Selon la tradition orale, à la fin du XIVe siècle, un artisan d’Ife aurait introduit la technique de la fonte à la cire perdue au Bénin, l’un des plus importants royaumes du Nigeria, dont la puissance fut comparable à celle des empires du Mali et du Songhaï. Cette cité-état établie au sud du Nigeria fut, en raison de sa position proche des côtes, très tôt en contact avec les Européens. À l’arrivée des Portugais, en 1486, le Bénin était déjà un état hiérarchisé et très organisé militairement. Dès le XVIe siècle, commencèrent des échanges commerciaux : en contrepartie de l’ivoire, des esclaves et du poivre, les Binis – habitants du Bénin – recevaient des tissus, des perles, et plus tard des armes. Le faste déployé à la cour, dont on retrouve l’équivalent dans une autre cité-état, à Owo, impressionna les visiteurs. Au XVIIe siècle, le Hollandais Olfert Dapper décrit la ville et son palais royal couvert de plaques de métal dans un des premiers livres "historiques" sur l’Afrique. Sur une des illustrations est fidèlement reproduite la procession de l’Oba avec sa cour, entouré de hauts dignitaires, de musiciens, de dompteurs de léopards, et même de nains. En arrière-plan se profile l’architecture de la ville et de ses remparts. L’art de cour du Bénin comprend d’innombrables sculptures en bronze dont les plus caractéristiques sont des têtes d’Oba et de reine-mère, des plaques en relief historiées, ou encore des représentations de guerrier et des autels sacrés. Cette production prolifique et variée, qui inclut également des œuvres en ivoire (défenses d’éléphant sculptées, bijoux royaux et différents récipients), prit fin au moment du sac de la ville par les Anglais en 1897. (voir encadré)
Parmi les chefs-d’œuvre exposés au MAAO figurent notamment deux têtes en bronze du Bénin, dont l’une fut acquise par Jean-Paul Barbier en 1989, à Londres, et des têtes en terre cuite de Nok et d’Ife, mais aussi des bronzes provenant d’Ijebu, un royaume côtier contemporain de celui du Bénin. Hormis ces pièces anciennes prestigieuses, la collection Barbier-Mueller offre "un panorama unique des différents cultes et aires stylistiques du Nigeria" des XIXe et XXe siècles, souligne Hélène Joubert, conservateur récemment nommée à la section Afrique. Présentée avec quarante pièces nigérianes du MAAO et cinq du Musée de l’Homme, cette acquisition vient judicieusement combler les lacunes du musée, dont l’origine des collections se limitait jusqu’ici aux anciennes colonies françaises. Suivant un parcours géographique, l’exposition montre ainsi l’art le plus représentatif (et le plus beau) de chaque population, à commencer par les Yoroubas. Leur production plastique est très diversifiée : statues en bois ou terre cuite, objets en bronze ou en fer, masques de danse. Le nom des auteurs d’une paire de poteaux de véranda sculptés en bois polychrome est connu, ce qui démontre qu’il peut exister un statut d’artiste en Afrique. Quelques objets rituels en bois ou en laiton liés à des pratiques religieuses ou de divination, comme ceux d’Ifa, Ogun, Ogboni ou Shango, complètent cet art très vivant. Un autre grand groupe nigérian, les Igbos, qui vivent à l’est du bas-Niger et au nord du Delta, vouent un culte aux divinités tutélaires et sculptent de nombreux masques destinés aux festivités ou aux cérémonies d’initiation. L’originalité des cultes Igbos réside dans leurs sanctuaires abritant des représentations d’ancêtres et des autels individuels appelés "Ikenga". Ils représentent souvent un personnage assis auquel on adressait des prières et offrait des sacrifices.
De même, les Urhobos, installés dans la région du Delta, pratiquaient le culte sacré des ancêtres par le biais de grandes statues en bois évoquant une "maternité", tout comme celles des Ibos, plus hiératiques. Les Ijos retiennent l’attention par leurs spectaculaires masques-cimiers portés horizontalement et représentant une série de créatures marines réalistes, tels le requin-marteau ou le poisson-guitare. Cet art très "visuel" – terme employé par les chercheurs anglo-saxons – est caractéristique des groupes nigérians, qui perpétuent avec beaucoup d’inventivité la tradition des "mascarades". La collection Barbier-Mueller comporte également des œuvres de régions moins connues, comme le Sud-Est et la région de la Cross River, peuplées d’une multitude de groupes. Si les Ibibios, voisins des Ogonis, créent d’étonnants masques à mâchoire mobile, les Ekets sont renommés pour la beauté de leurs masques géométriques faciaux ou à panneaux. Quant aux Ejaghams de la Cross River, anciennement appelés Ekois, ils se distinguent par une série de têtes sculptées recouvertes de peau d’antilope, lointain rappel de la chasse aux têtes. En dehors du caractère exhaustif de la collection, signalons parmi les pièces exceptionnelles une célèbre pipe mumuye, maintes fois reproduite dans les ouvrages, une statue Idoma, ou encore un rare masque buffle Kantana.
ARTS DU NIGERIA, 23 avril-18 août, Musée national des arts d’Afrique et d’Océanie (MAAO), 293 avenue Daumesnil 75012 Paris, tél. 01 44 74 85 00, tlj sauf mardi 10h-12h et 13h30-17h30, samedi-dimanche 12h30-18h. Catalogue collectif sous la direction d’Ekpo Eyo et Frank Willett, éditions RMN, 440 p., 390 F.
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Splendeurs du Nigeria
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Abonnez-vous dès 1 €Nigeria : pillages et fouilles clandestines
"Nous avons plus d’informations sur la sculpture ancienne de ce pays que sur toute autre région du continent", déclarait en 1984 Frank Willett, le grand spécialiste de l’archéologie nigériane. Comme l’ont souligné dix ans plus tard ses confrères, lors de l’exposition "Vallées du Niger" (1994), le Nigeria, riche en sites archéologiques à l’instar du Mali, n’est pas à l’abri des convoitises des pilleurs, qui se livrent depuis quelques années à un véritable trafic. Le patrimoine africain, déjà en partie détruit par l’évangélisation, se voit dépouillé de ses chefs-d’œuvre anciens, non seulement au cours de fouilles clandestines mais aussi à l’intérieur même des musées d’Afrique. Des têtes furent ainsi dérobées dans les musées d’Ife et de Lagos, et une dizaine de têtes Nok en terre cuite seraient arrivées sur le marché français en 1992, selon Frank Willett. Pour les archéologues, au-delà du problème du vol, la perte du contexte d’origine et des informations qui en découlent est plus alarmante. Comme pour les autres sites pillés dans le monde, tels Angkor, l’Icom a réagi en publiant récemment un ouvrage sur le pillage en Afrique. La coordination internationale contre le trafic illicite des biens culturels et la sensiÂbilisation des autorités locales devraient modérer l’engouement en Europe pour les arts primitifs. De surcroît, l’archéologie africaine n’en est qu’à ses balbutiements. Tout laisse à penser que des découvertes importantes restent à venir...
Bronze et ivoire du Bénin
Les ateliers de bronze et d’ivoire, regroupés dans un même quartier de la cité, travaillaient exclusivement pour le roi, qui détenait le monopole de la production. Le nombre d’œuvres en bronze retrouvées permet de suivre leur évolution stylistique sur près de quatre siècles. Trois périodes principales sont habituellement distinguées. La première (XIVe-XVIe siècles) se caractérise par des têtes d’Oba ou de reine-mère au modelé fin et d’une fonte très soignée. La deuxième période voit l’apparition des plaques en relief (XVIe-XVIIe siècles), qui recouvraient à l’origine les murs et les piliers du palais. Véritables plaques historiées, elles renseignent sur les pratiques en usage à la cour, sur l’organisation sociale (guerriers, dignitaires, musiciens..) et sur des faits historiques (cavaliers, Européens..). Enfin, la période tardive comprend de volumineuses têtes "à col roulé" s’ornant d’ailettes dont la qualité décroît jusqu’au XIXe siècle. Sur ces têtes royales, une cavité était ménagée afin de recevoir des défenses d’éléphants. Elles étaient ensuite présentées sur des autels royaux pour les cultes religieux. À côté de cet art de cour, les artisans ont créé une série d’objets en ivoire (olifants, salières, cuillers... ) destinés aux Européens. Cet art "afro-portugais" ornait les cabinets de curiosités dès le XVIIe siècle : Ferdinand du Tyrol collectionnait des ivoires du Bénin, et Louis XIV possédait dans son cabinet royal des trompes traversières sculptées. En 1897, l’expédition punitive britannique qui pilla la ville emporta des milliers de pièces et révéla à l’Europe entière la splendeur passée de cet ancien royaume africain. À titre de dédommagement de guerre, les sculptures en ivoire ou en bronze furent vendues aux enchères à Londres peu de temps après. La plupart sont visibles aujourd’hui à Berlin et au British Museum.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°36 du 18 avril 1997, avec le titre suivant : Splendeurs du Nigeria