PARIS
Trois ans après « L’abstraction américaine et le dernier Monet », le Musée de l’Orangerie continue de relire l’épopée de l’art américain sous l’angle de l’influence de Chaïm Soutine sur Willem de Kooning.
L’histoire de l’art est affaire de rencontres, comme celle du docteur Barnes avec la peinture de Chaïm Soutine en décembre 1922. « Un jour que j’étais allé voir chez un peintre un tableau de Modigliani, raconte le marchand Paul Guillaume, je remarquai dans un coin de l’atelier une œuvre qui, sur-le-champ, m’enthousiasma. C’était un Soutine – et cela représentait un pâtissier […]. Je l’achetai. Le docteur Barnes le vit chez moi. – Mais c’est une pêche, s’écria-t-il ! Le plaisir spontané qu’il éprouva devant cette toile devait décider de la brusque fortune de Soutine, faire de lui du jour au lendemain un peintre connu […], celui dont on ne sourit plus. » Et pour cause, Barnes finit par acheter une quarantaine de tableaux du peintre et fait monter sa cote. Le collectionneur est littéralement envoûté par cette peinture qui provoque chez lui « un trouble extrême ». Il la compare à celle de Cézanne et de Matisse, jugeant même le peintre, à certains égards, « plus grand coloriste » que Matisse. « Dans ses meilleurs tableaux, on trouve une unité organique qui présente tout le fini de Matisse, avec une puissance qui ne s’observe que chez le Tintoret et Cézanne », écrit le collectionneur, qui regrette cependant que l’œuvre reste « très inégale ».
Autre temps, autre rencontre. Le 3 juin 1952, le couple d’artistes Willem et Elaine de Kooning profitent d’une opportunité et visitent la très fermée Barnes Foundation à Merion, près de Philadelphie, en compagnie de la veuve du docteur Barnes, décédé un an plus tôt. Les de Kooning ont déjà vu des œuvres de Soutine, notamment lors de la rétrospective du MoMA en 1950, mais cette visite scelle leur fascination pour le peintre. À tel point que Willem de Kooning revient en 1977 sur cette fameuse visite : « Je me souviens de la première fois où j’ai vu les Soutine dans la collection Barnes, raconte le peintre américain, alors âgé de 72 ans. Dans une salle, il y avait deux longs murs, l’un entièrement occupé par des Matisse, l’autre par des Soutine […]. Avec leurs couleurs lumineuses et vives, les Matisse avaient leur propre lumière, mais les Soutine avaient un rayonnement qui provenait de l’intérieur des peintures – c’était une autre lumière. » Ce n’est pas la première fois que Willem de Kooning confie son admiration pour le peintre, lui qui avait déjà déclaré vouloir peindre « à la fois comme Ingres et Soutine »…
Il n’en fallait pas davantage pour décider le Musée de l’Orangerie à rapprocher les deux œuvres. Inédite, l’affiche « Chaïm Soutine/Willem de Kooning » se révèle éloquente, tant les deux œuvres dialoguent. Même audace dans la dissolution des figures, même désir de malmener la figuration, même tentation de la couleur, même urgence de peindre ! Les violents coups de brosse de De Kooning font écho aux coups de pinceau de Soutine. Si la peinture de l’Américain ne se confond jamais avec celle du Russe, notre œil prend toutefois plaisir à sauter d’un tableau à un autre et à rapprocher, par exemple, les éclaboussures de The Visit (1966-1967) des taches de couleurs de la blouse de Femme entrant dans l’eau (1931). On pouvait craindre l’issue d’un tel match qui tournerait à l’avantage de l’expressionniste abstrait, avec ses grands formats et ses peintures plus spectaculaires. Il n’en est rien. Mieux, Soutine ressort dépoussiéré de la confrontation, la modernité du grand Expressionniste abstrait ayant contaminé son œuvre.
Étonnant dans la production de l’artiste, ce tableau était reproduit dans le catalogue de la rétrospective du MoMA en 1950. De Kooning l’a donc probablement vu et peut-être s’en est-il inspiré pour sa série des Femmes dans un paysage. Soutine lui-même avait peint cette œuvre en référence à la Femme se baignant dans un ruisseau de Rembrandt. Soutine comme de Kooning avaient un intérêt commun pour les maîtres anciens : Rembrandt, Chardin, Van Gogh…
Soutine, "Le Bœuf écorché"
Ce tableau fut, comme les autres, peint sur vif, Soutine ramenant les carcasses de bœuf dans son atelier pour mieux peindre la chair en décomposition. Pourtant, à bien y regarder, ce tableau n’est qu’une succession de coups de pinceau rouge, vert, bleu ou jaune qui ouvre la voie, en 1925, au futur expressionnisme abstrait et à la peinture gestuelle américaine de De Kooning et Pollock.
De Kooning, "Woman II"
Le Musée de l’Orangerie réussit un véritable tour de force en réunissant à Paris quinze huiles du peintre américain et une sculpture. Parmi cet ensemble, ce chef-d’œuvre de Willem de Kooning de 1952, année où il visite la Barnes Foundation, prêté par le MoMA. C’est quelques jours après sa visite de la fondation que Willem de Kooning parvient à achever sa série de toiles Woman et à dépasser l’antagonisme figuratif-abstrait contre lequel il bute alors.
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Soutine / De Kooning, une même urgence de peindre
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°748 du 1 novembre 2021, avec le titre suivant : Soutine / De Kooning, une même urgence de peindre