Pour les quatre-vingt-dix ans de l’artiste, le Centre Pompidou consacre à Pierre Soulages la plus importante rétrospective de sa carrière. L’occasion de mesurer l’ampleur d’une œuvre unique en son genre.
« Oeuvre au noir », « Peintures noires », « Le noir est sa couleur »… Depuis quelque soixante ans qu’il est apparu sur la scène artistique, on a tout dit, tout écrit à propos de Pierre Soulages et la plupart de ses commentateurs n’ont pas manqué de mettre l’accent sur la singularité de son travail, à savoir que toutes ses œuvres en appellent au noir. Non qu’elles soient monochromes mais « monopigmentaires ». L’expression appartient à Pierre Encrevé, l’un des plus fins exégètes de l’artiste et cocommissaire de l’exposition du Centre Pompidou. Elle est précieuse parce qu’elle permet de faire la part des choses et de dire au plus juste ce qui caractérise la peinture employée par le peintre pour réaliser ses toiles, sans préjuger de la couleur sous laquelle elles apparaîtront au regard. Car tout est là. Dans cette façon sans égale d’une œuvre qui conjugue matérialité et immatérialité et qui découvre le champ pictural à l’expérience de son propre exercice.
Au spectateur de s’investir, de prendre le temps de regarder
Originaire de l’Aveyron, né à Rodez le jour de Noël 1919, Pierre Soulages est l’hôte cet automne du Centre Pompidou à l’occasion de son quatre-vingt-dixième anniversaire. Il lui aura fallu attendre trente ans pour en franchir de nouveau les portes, mais l’hommage est à la hauteur d’une aventure de création parmi les plus exceptionnelles. La révélation de sa vocation, Soulages a toujours dit qu’il l’avait eue à Sainte-Foy de Conques, trésor absolu de l’art roman dont il a refait en 1994 la totalité des vitraux. Le jeune homme a été comme subjugué par la richesse lumineuse du lieu et il a choisi de faire de la lumière le vecteur primordial de sa peinture.
Depuis sa première exposition personnelle chez Lydia Conti en 1949, sa collaboration avec la Kootz Gallery à New York dans les années 1950-1960 et toutes sortes d’autres aventures traversées ici et là, Soulages n’a jamais cessé d’en jouer. Tel qu’il se développe à Beaubourg, tant sur les cimaises qu’en suspens dans l’espace, l’art de Soulages se donne à voir sur un mode franchement élémentaire dans la splendeur éblouie des jeux de la matière picturale.
Peinture, 162 x 127 cm, 14 avril 1979 : toutes les œuvres de Pierre Soulages sont ainsi référencées. L’artiste dit avoir opté pour ces trois critères – nature de l’objet, dimensions et date – parce que ce sont les plus réalistes qui soient, mais aussi afin d’inviter le regardeur à considérer ses tableaux de la façon la plus objective possible. Ainsi le terme de « Peinture » renvoie au fait que les tableaux sont fabriqués avec ce matériau et rien d’autre, l’indication des dimensions permet de les différencier entre eux et celle de la date de distinguer deux tableaux de même format.
Serait-ce que tout se réduit chez lui à une simple question de matérialité ? Loin de là, bien au contraire. S’il adhère volontiers à l’idée jadis prônée par Maurice Denis qu’un tableau est « une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées », Soulages s’empresse toujours d’ajouter : « sur laquelle viennent se faire et se défaire les sens qu’on lui prête ». C’est dire s’il réclame que le regardeur s’investisse dans l’œuvre, qu’il l’aborde dans toute sa plénitude d’objet, qu’il la regarde sous tous ses angles – comme on le fait d’un objet d’analyse – de sorte à en découvrir toutes les potentialités plastiques et, par voie de conséquence, à la faire exister.
Le reflet, l’un des composants majeurs de l’œuvre
Dans cette qualité-là de parti pris esthétique, l’année 1979 est emblématique de la rupture accomplie par l’artiste dans son travail au regard des relations de la couleur et de la lumière. « Rupture, note lui-même Soulages, avec la conception classique de la peinture où le reflet est considéré comme parasitant la vision, et que l’on s’efforce d’éliminer dans la présentation habituelle. » De fait, non seulement le peintre prend en compte le reflet, mais il en fait l’une des composantes constitutives de l’œuvre. « Le reflet, précise Soulages, y intègre la lumière que reçoit la peinture – lumière changeante si c’est la lumière naturelle – et la restitue avec sa couleur transmutée par le noir. »
Pour aller jusqu’au bout de sa pensée et offrir au regardeur les conditions les plus optimales d’appréhension d’une telle démarche, l’artiste s’est notamment inventé une modalité de présentation de son travail qui passe par la suspension dos à dos de ses tableaux. Comme il en est de toute une série de polyptyques récents qui sont présentés au Centre Pompidou.
Le propos est riche de sens. Il invite celui qui regarde sa peinture à une confrontation proprement physique avec ses tableaux, voire à tourner autour d’eux, comme on le fait d’une sculpture pour mieux l’appréhender. Au critère de virtualité qui gouverne ordinairement toute œuvre peinte, Soulages ajoute ainsi celui d’altérité qui règit tout objet en trois dimensions. Dans son rapport à l’imaginaire et à l’espace, le regardeur y gagne un supplément d’expérience qui lui permet d’entrer plus avant dans la connaissance de l’œuvre. Du ressenti au cognitif – et vice versa.
Des relations de son œuvre avec le spectateur, Pierre Soulages aime à dire que celui-ci a toute liberté pour décider de sa signification et qu’à ce titre, il en est l’un des interprètes possibles. C’est cette potentielle multiplicité qui intéresse l’artiste et qui l’a conduit à ne jamais se départir du principe premier qu’il s’était donné. Cette façon de penser et de faire une « peinture autre » – comme il dit volontiers – anime et justifie les choix radicaux qui sont les siens. Du moins permet-elle à Pierre Soulages de livrer au regard la peinture dans la plénitude de sa réalité physique. Dans cette qualité sublime de « noir mental » qui renvoie le regardeur à sa propre expérience.
Biographie
1919
Naît à Rodez.
1939-1945
Pour échapper au service obligatoire, il se procure de faux papiers et devient agriculteur.
1946
De retour à Paris, il se consacre à la peinture. L’Américain Franz Kline lui dispute la paternité des œuvres abstraites aux larges tracés noirs.
1950
Systématise les titres de ses œuvres : « Peinture, dimensions, date ».
1963
Peintures aux contrastes noir sur blanc.
1979
« Rupture » : passage à l’outrenoir.
1687-1994
Réalise les 104 vitraux de l’abbatiale Sainte-Foy de Conques.
2005
Donations au musée Fabre à Montpellier et à la ville de Rodez.
2009
Rétrospective au Centre Pompidou. Projet d’un musée Soulages à Rodez.
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Soulages, la lumière dans le noir
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Abonnez-vous dès 1 €Soixante ans de peinture
Rétrospective, l’exposition du Centre Pompidou s’applique à retracer les quelque soixante ans de peinture de Pierre Soulages. Un parcours qui compte dix salles permettant de relire l’œuvre accomplie à l’aune des différentes étapes traversées. C’est là tout l’intérêt de cet accrochage pour ce qu’il nous invite à mesurer les infimes glissements dont l’œuvre s’est constituée au fil du temps en même temps que la césure de 1979 qui est marquée par l’invention de l’outrenoir.
Un accrochage rétrospectif jusqu’à l’outrenoir
Si les brous de noix, encres et gouaches sur papier du tout début s’offrent d’abord à voir comme une invitation à éprouver l’intimité des matériaux employés, les goudrons sur verre cassé remettent en question, quant à eux, les conventions du format quadrangulaire de la peinture. Autant de travaux qui instruisent toutes sortes de jeux d’opacité, de transparence et de lumière qui fondent la démarche du peintre tout au long de sa carrière. Les peintures des années 1950-1970 actent ensuite son intérêt pour les contrastes du noir sur blanc, notamment une série de tableaux où l’artiste associe le brou de noix à un liant acrylo-vinylique lui permettant de décliner différents effets plastiques de fluidité. Au milieu du parcours, pour introduire à l’outrenoir, Soulages a choisi d’abandonner la chronologie en plaçant le regardeur face à sept immenses toiles (fin 1990, début 1991) qui forment un tout insécable et confèrent à la peinture sa dimension architecte. L’entrée de la sixième salle est marquée par la suspension entre sol et plafond de trois toiles de 1979 qui libèrent la peinture de tout référent autre qu’elle-même ; on y trouve un imposant triptyque de 1983 qui est, pour Soulages, « la » peinture de référence de la question monopigmentaire.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°618 du 1 novembre 2009, avec le titre suivant : Soulages, la lumière dans le noir