C’est un des plus beaux et des plus célèbres tableaux de Simon Vouet (1590-1649). Et une œuvre troublante : Loth et ses filles représente une scène d’inceste, avec un érotisme franc et presque joyeux inhabituel pour ce thème biblique. Comment l’interpréter ? Analyse d’un chef-d’œuvre.
Acquis en 1937 par le musée de Strasbourg, ce tableau est exceptionnel à plus d’un titre. Par sa qualité, bien sûr. Mais aussi parce qu’étant signé et daté (1633) – chose très rare chez Vouet –, il a joué un rôle clé dans la réhabilitation et la reconstruction de l’œuvre de cet artiste. L’un des principaux artisans de cette réhabilitation fut Louis Dimier (1865-1943), qui posséda le tableau, et fit de Simon Vouet le « refondateur » de la grande tradition picturale française, interrompue après Fontainebleau.
Une peinture dorée et sensuelle
Vouet avait vécu à Rome de 1614 à 1627, date à laquelle Louis XIII avait demandé son retour. Son style « romain » est marqué par le naturalisme et le luminisme de Caravage, mais aussi par l’exemple des maîtres bolonais et vénitiens. En arrivant à Paris, Vouet doit tout d’abord rivaliser avec Rubens au palais du Luxembourg. Progressivement, il s’éloigne du caravagisme de ses débuts pour instaurer une peinture claire, au coloris brillant et acidulé, aux grands effets de draperies et de lumières enlevés avec une facilité étourdissante. Ce style, de grande ampleur décorative, et d’une artificialité « maniériste », impose l’irrésistible séduction d’une peinture dorée et sensuelle, vibrant d’un grand élan lyrique. On y verra la version parisienne du baroque italien ou flamand. Pendant vingt ans, à la tête d’un atelier d’où sortiront les meilleurs peintres de la génération suivante (Perrier, Mignard, Le Brun ou Le Sueur),Vouet va imposer sa prééminence, à travers une production pléthorique, et avec l’acharnement d’un homme que ses contemporains décrivent comme « effréné, d’humeur violente ».
Un thème biblique
Loth et ses filles illustre la transition entre le style « romain » et la manière parisienne de l’artiste, déjà manifeste dans la qualité décorative, les silhouettes aux extrémités fines, les visages mutins aux nez retroussés, les ombres grises dans les carnations, et l’éclat de ce jaune orangé sonore, royal, qui va devenir une des « signatures » de l’artiste.
Ce sujet fut abondamment traité à partir du début du xvie siècle, d’abord par les peintres flamands, puis par les caravagesques romains, napolitains, ou étrangers. Il est issu de la Genèse (XIX, 31-35) : lors de la destruction de Sodome, Loth, frère d’Abraham, est épargné car il est le seul juste de toute la cité. Il s’enfuit avec sa famille. Sa femme, pour avoir enfreint l’interdiction divine de se retourner, est changée en statue de sel. Loth et ses deux filles se réfugient dans une caverne. Là, afin d’assurer une descendance à leur père, elles décident de s’accoupler à lui, et l’enivrent pour le rendre inconscient de ses actes. De cette double union naîtront deux peuples, les Moabites et les Ammonites.
Interprétations
Les significations du tableau varient selon que l’on privilégie l’exégèse biblique (le vin est un symbole eucharistique), l’aspect moral, le contexte historique, ou la peinture elle-même. Le moralisme du thème est évident ; il apparaît en toutes lettres dans la gravure de Dorigny d’après le tableau : « Ne vous enivrez pas de vin, c’est là de la débauche. » Le contexte se prête à l’actualisation du thème : c’est celui des épidémies et des guerres qui déciment l’Europe, faisant surgir le spectre de l’extinction de la race. Sous cet angle, les filles de Loth s’apparentent au thème en vogue de ces « femmes fortes » qui, telles Judith ou Cléopâtre, se sacrifient au nom de leur peuple ou de leur lignée.
Cette peinture était destinée à un dessus de cheminée. Le thème du feu y est donc important, le feu du châtiment divin sur Sodome, mais aussi celui qu’allume le vin, et qui engendre à son tour l’ardeur amoureuse pouvant aller, comme l’écrit le poète Antoine Godeau, jusqu’à « l’abominable feu d’un criminel amour ».
Un inceste sans culpabilité
Mais en réalité, cet épisode ne fait l’objet d’aucune condamnation dans la Bible.Et le tableau de Vouet ne trahit aucune culpabilité. Contrairement à la plupart de ses prédécesseurs, qui mettent l’accent sur la décrépitude de Loth, Vouet représente un beau et vigoureux vieillard qui enlace fermement sa partenaire. Tous deux sont dans la position – l’homme engagé entre les jambes féminines – qui indique l’accomplissement sexuel. Et cette scène offre, avec une hardiesse exceptionnelle, « la belle santé des amours mythologiques » (Jacques Thuillier). Cette impression dominante d’érotisme positif est tout à fait inhabituelle dans ce thème. Peut-être faut-il penser, comme le philosophe Jean-Luc Nancy, que le peintre a traduit le sens profond du texte biblique : il est une loi plus sacrée que toutes les lois humaines, c’est la transmission de la vie et la perpétuation de l’espèce. Les filles de Loth se soumettent à cette volonté de Dieu, avec autant de détermination que de bonne grâce.
« Éclairages sur un chef-d’œuvre : Loth et ses filles par Simon Vouet » se déroule du 20 octobre au 22 janvier 2006, tous les jours sauf le mardi de 10 h à 18 h. Fermé les 1er et 11 novembre, le 25 décembre etle 1er janvier. Tarifs : 5 et 2,5 euros. Autour du chef-d’œuvre de Simon Vouet, l’exposition présente 28 peintures dont 12 du maître, ainsi que des dessins et des gravures qui documentent l’œuvre. STRASBOURG (67), musée des Beaux-Arts, palais Rohan, galerie Heitz, 2 place du Château, tél. 03 88 52 50 00.
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Simon Vouet
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°574 du 1 novembre 2005, avec le titre suivant : Simon Vouet