EYMOUTIERS
Les deux artistes partagent une veine expressionniste et un attachement à la matière picturale.
Eymoutiers (Haute-Vienne). L’histoire peut également être considérée comme un art de la discontinuité, défiant ainsi l’ordre chronologique imposé. Ainsi, à ceux qui pensent que l’expressionnisme a pris fin en 1914, on recommande l’œuvre de Roger-Edgar Gillet (1924-2004), exposée dans un espace consacré à son ami Paul Rebeyrolle (1926-2005). Tous deux ont participé au comité de sélection du Salon de mai, qui était dans les années 1950 un grand salon international et un haut lieu politique. Leur rencontre est lumineuse, car l’un et l’autre pratiquent une peinture puissante qui s’impose immédiatement. Cependant, contrairement à son confrère, Gillet n’a pas recours aux assemblages dans ses œuvres. Néanmoins, ses toiles sont réalisées à partir d’une matière épaisse aux tonalités brunes et terreuses. Cet aspect « tactile » – Gillet avoue adorer pétrir la pâte – ainsi qu’une thématique âpre, présentent des affinités frappantes avec celles de ses illustres prédécesseurs, les membres de Die Brücke, le premier groupe expressionniste, formé à Dresde en Allemagne en 1905. D’autres souvenirs lointains viennent à l’esprit : James Ensor, avec son humour grinçant et ses personnages grotesques au visage et au corps déformés, Goya et son univers où la folie est toujours présente. En d’autres termes, Gillet s’inscrit dans une lignée expressive non interrompue. Cependant, l’artiste est ancré dans son époque. Ainsi, au début de sa carrière, il s’inspire de Bonnard et de Vuillard. Quelques années plus tard, il se tourne vers une peinture gestuelle, en apparence abstraite (Sans titre, 1952). Avec succès, car, proche de l’abstraction lyrique, il est invité à participer à l’exposition « Signifiants de l’informel » organisée par Michel Tapié en 1952, ainsi qu’au Salon d’octobre en 1953. Néanmoins, même à cette période, les œuvres de Gillet semblent cacher ou suggérer des formes, parfois évoquées par leur titre. La Chouette (1951) fait partie de ces animaux qui composent un bestiaire inquiétant.
Réalisant que la distinction entre abstraction et figuration a perdu toute pertinence, l’artiste invente un monde où les corps s’entremêlent et forment des grappes (Les Binches, 1968 ; La Leçon d’anatomie, 1965). Le spectateur découvre à l’Espace Rebeyrolle d’autres images, moins connues. Ce sont des villes antiques imaginaires, nées assurément dans les rêves de Gillet. Ces architectures fantaisistes rappellent les « Prisons Imaginaires » de Giovanni Battista Piranesi, des espaces ambigus dont les différents niveaux se chevauchent (Démarche impossible, des marches impossibles, 1981). De temps à autre émergent un visage effrayant (Le Juge, 1977) ou un « portrait » qui ne conserve qu’une ressemblance résiduelle (Portrait de Dina, 1990). En face de cette dernière œuvre, on pense à la phrase prononcée par Gillet après avoir vu, à New York, le portrait d’un évêque peint par El Greco : « Je me suis dit qu’avec la peinture abstraite, on perdait quelque chose : on ne pouvait plus peindre la profondeur d’un regard. »
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°615 du 7 juillet 2023, avec le titre suivant : Roger-Edgar Gillet complice de Rebeyrolle