LA HAYE / PAYS-BAS
Considérés comme les plus grands peintres néerlandais de leur génération, Breitner et Israëls s’admiraient depuis leur jeunesse mais ne se supportaient pas.
Lors de l’exposition « Les Hollandais à Paris », en 2018 au Petit Palais, les Français ont pu découvrir le peintre et photographe George Hendrik Breitner (1857-1923). Isaac Israëls (1865-1934) était également présent, mais dans une bien moindre mesure. Pourtant, ce dernier vécut plusieurs années à Pigalle et il parlait français, ce qui lui permit de réaliser notamment des portraits d’élégantes Parisiennes et des scènes de café-concert. Breitner est connu pour avoir été le camarade de Vincent Van Gogh, avec lequel il peignait dans les quartiers pauvres de La Haye, en 1882. Mais Israëls est celui auquel Johanna Van Gogh-Bonger, l’épouse de Théo, offrit des œuvres de Vincent en 1917 – on peut les voir à l’arrière-plan de certains de ses tableaux.
Cette sourde rivalité, qui opposait et oppose encore dans l’histoire de l’art les deux artistes, Frouke van Dijke, conservatrice au Gemeentemuseum de La Haye, l’a mise en scène dans l’exposition qui débute par une photo en grand format de chaque peintre, ornée de gants de boxe, et se termine par le cliché de deux adversaires et leur arbitre sur un ring. L’allégorie est d’autant plus justifiée qu’Isaac Israëls appréciait le noble art et a peint des portraits de boxeurs.
En 1883, le critique Roger Marx écrivait dans Courrier de l’art à propos d’une exposition vue à Amsterdam : « Le fils de [Joseph] Israëls – Isaac Israëls – est, paraît-il, un débutant de vingt ans […]. Avec L’Enterrement d’un soldat, La Leçon de sabre, La Répétition du signal, il a fait de jolis tableaux de mœurs d’une coloration fine et qui dénotent déjà un œil qui sait observer. » En réalité, L’Enterrement d’un soldat avait déjà été montré au Salon de Paris en 1882 et Isaac avait alors 17 ans (et donc 18 en 1883). Cette précocité s’explique : il était le fils du plus grand peintre néerlandais vivant et maniait le crayon et le pinceau depuis l’enfance dans une famille aisée, cultivée et cosmopolite. Petit garçon, avec sa sœur et ses parents, il accomplissait déjà régulièrement le voyage à Paris où il ne manquait pas de visiter les expositions.
George Breitner ne pouvait pas lutter. Lui était le fils d’un négociant en grains et il avait bien failli finir dans l’import-export familial. Il était entré assez tard à l’Académie des beaux-arts de La Haye où on lui reprochait son manque de connaissances en dessin. Il était attiré par les artistes de l’école de La Haye dont faisait partie Joseph Israëls, un groupe de peintres détestés par le directeur, Jan Philip Koelman. Quant au jeune Israëls, arrivé deux ans après lui à l’académie, il faisait des merveilles en dessin. Breitner était jaloux. Mais, comme l’a écrit Gerharda Hermina Marius dans un numéro de L’Art flamand et hollandais de 1913, « les camarades distinguent immédiatement les plus doués d’entre eux, comme ce fut, entre autres, le cas pour Breitner qui déjà, à l’Académie de La Haye attirait l’attention […] par les croquis de chevaux qu’il accumulait dans les marges de ses dessins d’après le plâtre, de même que plus tard, aux séances de dessin à Pulchri Studio, il fit école avec ses aquarelles instantanées. » Isaac Israëls, l’élève doué, était donc, lui aussi, jaloux. D’autant que le directeur ne l’appréciait pas non plus puisqu’il était le fils de Joseph Israëls.
Il se trouve que les deux jeunes gens adoraient peindre les militaires et les chevaux. Aucun ne surpassa l’autre. Israëls fut longtemps connu pour ses scènes de la vie des « pioupious » [simples soldats]. Dans La Revue des revues de 1900, on peut lire à son propos : « Ses débuts datent de cet Enterrement militaire qu’il exposa au salon de Paris, voici dix-sept ans [...]. Isaac Israëls [...] est aujourd’hui le Charlet ou le Detaille de la Hollande. » D’un autre côté, Emmanuel de Bom notait en 1906 dans L’art flamand et hollandais, à propos de l’exposition « L’Art contemporain à Anvers » : « Breitner [était] le héros de ce Salon. […] Tout ce qu’il crée est épique ; jamais de négligence ou d’improvisation. Ses chevaux de peine sont tout bonnement héroïques. De la façon dont il bâtit ces corps de chevaux au milieu de la fourmillante animation du port, ces bêtes grandioses remplissant presque tout le cadre continuent à vous hanter l’imagination comme des apparitions de grise et sombre énergie. »
La vérité est que Breitner avait un génie pictural qui le poussa dès l’origine à privilégier l’effet général sur le rendu du détail, à s’attacher à la lumière – il excellait dans les scènes de nuit –, aux masses et à la composition, tandis qu’Israëls était entravé par sa trop grande aisance technique. Ayant découvert en 1892 une vue d’Amsterdam sous la neige peinte par Breitner, il cessa de montrer ses œuvres pendant sept ans, travaillant sans relâche pour acquérir la vision de son rival. Les deux hommes cessèrent de se voir en 1894 et ne se réconcilièrent qu’en 1903, aux obsèques d’un ami commun. Ils étaient alors considérés comme les plus grands peintres hollandais. S’il avait vécu plus longtemps, Émile Zola, qui était une référence pour tous les deux, aurait pu écrire le roman de leur relation tragi-comique et féconde.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°540 du 28 février 2020, avec le titre suivant : Rivalité de deux artistes hollandais