Biennale

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Rennes expérimente le corps

Par Christophe Domino · Le Journal des Arts

Le 25 octobre 2016 - 866 mots

Les œuvres de la Biennale de Rennes posent la question du corps pris dans les flux de la raison et de l’économie.

RENNES - Alors que s’ouvre leur cinquième édition, les Ateliers de Rennes, aussi appelés Biennale de Rennes, confortent leur singularité dans le paysage des expositions-événements. Leur initiative est due à l’engagement d’un industriel au titre du mécénat d’entreprise (Bruno Caron et l’association Art Norac) et son orientation thématique (les relations entre art et économie) perdure sans étouffer son ambition. La Biennale de Rennes est désormais installée dans le calendrier et sa viabilité, après dix années d’existence, confirmée. Elle a su fédérer l’ensemble des acteurs publics concernés par l’art contemporain (pour 30 % du budget) et des institutions – comme le Musée des beaux-arts, le Frac Bretagne –, et aussi de plus petites structures dans un tissu actif, rennais et régional, malgré la triste fermeture par abandon politique à Quimper et au Dourven. Ainsi le parcours est assez conséquent pour le visiteur, qui voudrait en faire le tour en une seule journée, sans pour autant chercher la démonstration de force.

Croiser les regards sur l’art
Avec vingt-neuf artistes, neuf sites d’exposition principaux, l’édition 2016 confiée au critique et commissaire François Piron joue avec la contrainte thématique. Sous le titre « Incorporated ! » l’enthousiasme de l’exclamation nuance d’ironie et de distance le vocabulaire économique d’où il est tiré. En effet, l’incorporation qui fait le lien entre les œuvres et leur grande diversité formelle s’essaie à produire un déplacement : la corporéité convoquée est métaphorisée par des formulations plastiques variées, en peinture et en vidéo, en installation ou en sculpture. Beaucoup de pièces jouent d’une organicité distanciée, ni naïve ni cynique, qui tend à faire apparaître combien nous sommes marqués par les faits et flux de l’économie, empreinte globale, et comment celle-ci s’incarne en nos corps traversés, animés et ainsi rendus intimement politiques – serait-ce à leur corps défendant.

Rien cependant dans les œuvres présentées ici de très spectaculaire ni de très didactique. L’enjeu de nos identités scindées et contradictoires est rendu explicite par les sculptures de Mark Manders présentes au Musée des beaux-arts, ces bronzes aux connotations archéologiques de personnages divisés. Comme celles-ci, une grande partie des œuvres de la Biennale est le fruit d’une production (ou d’une coproduction) faite grâce à la complicité du commissaire avec la démarche des artistes, plutôt que par sélection de pièces existantes ou sous forme de commandes sur mesure.

C’est tout le mérite de la forme de la biennale, où l’argument thématique cède à la force des œuvres. Piron croise générations, médiums, attitudes pour faire un instantané d’un regard assez personnel sur l’art contemporain. Des hommages aux anciens (les films du Suisse Klaus Lutz, le cabinet d’archive d’Anna Oppermann) aux dispositifs auto-rétrospectifs d’Anne-Mie Van Kerckhoven autour d’une certaine idée de Sade un rien cryptée (ces trois œuvres au Frac) et de Michel François, assemblant une vingtaine de pièces fines dans l’espace heureusement rénové de la Halle de la Courrouze, en passant par l’ensemble conséquent de dessins d’Anne-Marie Schneider, ces temps forts rencontrent des œuvres d’artistes plus jeunes – parfois beaucoup plus jeunes, comme Thomas Teurlai, né en 1988 et son circuit de l’exploitation énergétique en forme de machine célibataire ravageuse.

Une sensibilité organique au mouvement
Le parcours associe aussi les médiums avec liberté, dans un accrochage qui laisse de l’air entre les pièces, sans parer tout à fait à l’effet kaléidoscope que donnera une visite trop rapide. La peinture y a sa place, celle du Portugais Jorge Queiroz en particulier. Les projections et dispositifs vidéos d’Ed Atkins (Anglais installé à Berlin) et de la Canadienne Melanie Gilligan anticipent un devenir de nos corps faits de fragments assemblés et de prothèses. Les épisodes du feuilleton de l’Argentine Liv Schulman, monologues politico-absurdes, font écho à l’interrogation que soulève le commissaire dans le premier volume du catalogue. « Tout le monde partage ce sentiment de perte de terrain sur les luttes et des libertés. Quelle est dès lors la nature de l’optimisme que l’on peut produire ? » (p. 46, catalogue, volume I). Là où les textes du catalogue sous forme de conversations répondent en termes analytiques et stimulants à un état du monde complexe et antagonique, les œuvres s’offrent comme des systèmes de compréhension partielle, en cernant des zones sensibles dans les matières, les images. Sans plier à une trame d’interprétation obligée, la plupart des pièces nourrissent une sensibilité organique au mouvement, au flux, laissant place à une tactilité souvent très présente et contradictoire : la machine labyrinthe de David Douard, le vocabulaire des compositions matériologiques de Laura Lamiel opposent leur raideur, là où au contraire le film et l’installation d’Ismaïl Bahri (à la Criée), les créatures de Jean-Marie Perdrix ou le dédale de textile et d’objets de Jean-Alain Corre proposent des sollicitations haptiques, tour à tour attractives et répulsives.
Revendiqué comme expérience de sensibilité individuelle, « Incorporated ! » n’est pas une exposition confortable – bien que l’accompagnement du visiteur en documentation et en parole vivante ait fait l’objet d’un soin particulier. Et c’est tant mieux.

Incorporated !

Commissaire d’exposition : François Piron assisté de Marie de Gaulejac
Nombre d’artistes : 29, dont 12 Français, 10 Européens et 7 internationaux

Incorporated ! 5e édition des Ateliers de Rennes,

jusqu’au dimanche 11 décembre, www.lesateliersderennes.fr, 12 sites et institutions à Rennes et en Bretagne.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°466 du 28 octobre 2016, avec le titre suivant : Rennes expérimente le corps

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