PARIS
Le Centre Pompidou rend justice au couple polonais formé par Katarzyna Kobro et Wladyslaw Strzeminski, qui prônait une abstraction radicale et engagée.
Paris. Ce n’est pas la ville la plus touristique de Pologne. Pourtant c’est à Lodz, qui fut une importante ville industrielle, que se trouve non seulement la célèbre école de cinéma d’où est issu Roman Polanski, mais également l’un des plus anciens musées d’art moderne du monde (1931-1932). Outre son aspect pionnier, ce lieu a pour particularité d’avoir été fondé par des artistes, essentiellement par Katarzyna Kobro (1898-1951) et par Wladyslaw Strzeminski (1893-1952), aujourd’hui mis à l’honneur par le Centre Pompidou. Ce couple, qui jouit d’une très grande notoriété dans son pays, reste encore largement méconnu en France, malgré le film récent – et décevant – d’Andrzej Wajda, qui raconte leur histoire (Les Fleurs bleues, 2016).
La manifestation est un véritable exploit, car, à l’aide du Musée d’art de Lodz, elle réunit un ensemble important et représentatif des œuvres de ces deux artistes. La scénographie, sobre et élégante, offre des espaces intimes tout en laissant aux spectateurs la distance nécessaire face aux œuvres.
La collaboration entre Strzeminski, grièvement blessé pendant la guerre, amputé d’un bras et d’une jambe, et Kobro, appartenant à la grande bourgeoisie russe, débute en 1919 à Moscou, dans les Ateliers libres d’art d’État (Svomas). L’un et l’autre sont séduits par Malévitch qui y enseigne le suprématisme. Ensemble, ils quittent l’URSS en 1921 au moment où le régime commence à abandonner l’attitude positive qu’il avait jusqu’alors vis-à-vis de l’avant-garde. Ils s’installent en Pologne et développent une théorie et une pratique artistique inspirées par le constructivisme, baptisée l’« unisme ». Ce néologisme – un de plus parmi ceux dont raffole l’histoire de l’art du XXe siècle – correspond à une forme d’abstraction radicale, qui annonce les monochromes.
Toutefois, à la différence des monochromes, l’unisme n’aspire pas à une surface homogène, mais cherche à assembler des composants plus ou moins géométriques dans « une unité optique dépourvue de contrastes » (Strzeminski, Unisme dans la peinture, 1928). Kobro, de son côté, élabore, à partir de formes élémentaires en métal, des surfaces droites ou de courbes, des structures ouvertes de tous les côtés. Une de ces œuvres-là, un nœud suspendu dans l’espace, ouvre le parcours, chronologique, de l’exposition (Construction suspendue, 1921-1922, voir illustration).
Sculpture ou peinture, les deux artistes, comme l’ensemble des créateurs en Europe à l’époque – Mondrian et le groupe de Stijl aux Pays-Bas, Cercle et Carré en France, El Lissitzky en Russie – mènent une réflexion sur le rapport entre l’œuvre et l’espace. Ainsi, la série de toiles de Strzeminski dénommée « Compositions architectoniques » (1926-1929), dans laquelle les formes géométriques et organiques se complètent, exprime une pensée plastique globale, en rapport avec une architecture et un design conçus pour une société égalitaire. Même si leurs idées sont mises en pratique uniquement dans le domaine artistique – à travers la conception d’affiches et de couvertures de revues –, elles reflètent l’esprit utopique animant une Pologne qui vient de retrouver son indépendance.
Un des moments forts de la manifestation est le rassemblement des toiles les plus célèbres de Strzeminski, « Compositions unistes » des années 1930, sortes de all-over matiéristes. De fait, ces surfaces recouvertes d’une seule couleur sont animées par des motifs légèrement saillants qui se répètent selon d’infimes variations. L’artiste reprend ce principe de composition dans des séries qui ont pour thème des bords de mer (« Paysages marins », 1931-1934) et sont composées de lignes curvilignes. Kobro poursuit des constructions qui découpent l’espace et où le vide devient matière constitutive de la sculpture.
Après la Seconde Guerre mondiale, dans des conditions de vie de plus en plus difficiles, les deux artistes, désormais séparés, font un retour à la figuration. Strzeminski réalise des collages qui ont trait aux événements tragiques récents (« À mes amis les Juifs », 1945), tandis que Kobro produit des nus féminins qui portent les traces du cubisme. L’Histoire a vaincu l’utopie.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°513 du 14 décembre 2018, avec le titre suivant : Quand Lodz accueillait l’avant-garde