L’une des plus importantes expositions jamais vues en Europe sur la Chine ancienne est actuellement présentée au British Museum. Près de deux cents œuvres illustrent cinq mille ans d’histoire, de 5 000 avant J.-C. à la fin de la dynastie des Han (220 après J.-C.). Ces pièces, dont la découverte remonte pour la plupart aux vingt dernières années, remettent en cause le concept simplificateur d’une histoire chinoise linéaire. De spectaculaires et rares représentations humaines, exhumées de tombes et de fosses à offrandes, sont montrées hors de Chine pour la première fois. Cet événement doit beaucoup au Dr. Roger Goepper, éminent spécialiste allemand d’art asiatique, qui a su convaincre les autorités chinoises de prêter leurs pièces les plus exceptionnelles.
Mises au jour essentiellement au cours des vingt dernières années, deux cents pièces archéologiques d’une qualité artistique et d’une signification historique remarquables sont rassemblées au British Museum jusqu’au 5 janvier, sous le titre "Mystères de la Chine ancienne : découvertes récentes sur les premières dynasties". Outre leur caractère unique et la richesse des matériaux utilisés – jade et pierres semi-précieuses, bronze et métaux précieux, céramiques néolithiques peintes, laques et soies… –, elles constituent un témoignage admirable de cinq millénaires de création artistique.
Cette présentation de très haute qualité – les expositions en provenance de Chine mêlent généralement quelques pièces superbes et beaucoup de médiocres… –, va également bien au-delà du concept souvent inadéquat de "chef-d’œuvre". En effet, le sujet retenu – "Hommes et dieux", sous-titre allemand de l’exposition déjà présentée à Essen, Munich et Zurich, malheureusement disparu dans sa version anglaise –, est un des thèmes les plus fascinants de l’art chinois.
Art et religion
Les représentations anthropomorphes étant extrêmement rares dans la Chine antique, chaque visage ou corps humain apparaissant parmi les objets exhumés soulève un coin du mystère qui entoure les habitants de l’Ancienne Chine. Or, les découvertes les plus spectaculaires dans ce domaine ont été faites très récemment. Le choix de ce thème a donc été particulièrement judicieux, à la fois en raison de la fascination universelle qu’il exerce et parce qu’en y souscrivant, les autorités chinoises acceptaient implicitement de prêter plusieurs de leurs pièces les plus précieuses. Les récentes découvertes nous permettent de saisir quelques aspects des comportements et des modes de pensée de ces populations disparues, et nous renseignent sur leurs conceptions religieuses et rituelles, voire même leur symbolique sexuelle. Témoin, ce cône néolithique en terre cuite de plus de 1,50 m de haut, interprété comme un phallus surdimensionné, découvert en 1987 dans la province du Hubei et appartenant à la culture de Quijaling (vers 3 000 avant J.-C.).
Plus important encore, les données scientifiques tirées de ces fouilles nous forcent à abandonner le concept simplificateur d’une histoire chinoise linéaire allant du néolithique à l’abdication du dernier empereur, en 1912. Il faut assurément lui substituer une perspective plus complexe, fruit de racines et d’influences croisées.La plus grande partie des objets exposés illustrent le lien étroit unissant art et religion dans toute la production artistique de la Chine antique : le monde de l’au-delà et les êtres qui le peuplaient, le culte des ancêtres et le désir de conquérir l’immortalité, autant de mystères de l’âme et de l’esprit chinois que les siècles ont préservés.
Prestige du jade
Ces nouvelles données ont notamment permis d’identifier des cultures jusqu’alors presque totalement ignorées, comme les cultures Hongshan (environ 5 000 à 3 000 avant J.-C.) et Liangzhou (environ 3 300 à 2 200 avant J.-C.), qui se sont épanouies respectivement au nord-est de la Chine et dans la région du delta du Fleuve bleu, en Chine orientale. Celles-ci attestent du passage graduel vers des formes plus complexes d’organisation sociale. Elles se distinguent par une abondante production d’objets en jade remarquables, souvent ornés de motifs religieux, à l’image de ce Cong sculpté dans un bloc de jade de 6,5 kg, l’un des premiers témoignages de l’"art rituel" en Chine. Cet objet symbolique, découvert en 1986 dans la tombe d’un membre de l’aristocratie Liangzhou à Fanshan (province de Zhejiang), a été décoré à l’aide d’instruments et de techniques qui restent encore à étudier, mais il démontre la valeur et l’importance que les Chinois ont accordé au jade depuis le néolithique. En outre, les dessins gravés annoncent les représentations de la figure humaine qui caractérisent la production artistique de la dynastie des Shang (XVIe-XIe siècle avant J.-C.), et plus encore de la culture Shu (XIIIe-Xe siècle avant J.-C.).
À côté de récipients en bronze Shang – connus depuis longtemps –, qui étaient utilisés lors de cérémonies en l’honneur des ancêtres, l’exposition du British Museum présente un ensemble d’objets en bronze exhumés en 1976 de la tombe de Fu Hao, épouse du roi Wuding. Parmi ce mobilier funéraire découvert à Xiaotun, près d’Anyang (province du Henan), une imposante hache cérémonielle de 9 kg, ornée d’un décor de tigres et de têtes d’homme, ainsi que des petites figurines en jade de forme humaine et animale.
Clou de l’exposition
En 1986, d’extraordinaires masques en bronze ont été mis au jour, par hasard, dans deux fosses sacrificielles sur le site de Sanxingdui, près de Guanghan, à une quarantaine de kilomètres de Chengdu (province du Sichuan). Ces mystérieux masques anthropomorphes aux oreilles immenses et aux yeux protubérants sont évidés et présentent des ouvertures semblant indiquer qu’ils étaient à l’origine fixés sur des supports en bois, à la manière des totems. Aucune production en bronze de ce type n’ayant été découverte en Chine jusqu’à présent, il est probable que ces attributs sont spécifiques à la culture Shu (XIIIe-Xe siècle avant J.-C.), tout comme deux magnifiques têtes d’homme en bronze recouvertes de fines appliques en or. Une autre pièce archéologique d’exception, également mise au jour à Sanxingdui, montre toute l’originalité de la culture Shu par rapport aux cultures contemporaines.
Il s’agit d’une représentation monumentale en bronze, de plus de 2,50 m de haut, d’un homme debout sur un socle, pieds nus et tenant entre ses mains démesurées un objet rituel aujourd’hui disparu. Son vêtement, la position et l’attitude hiératique du personnage laissent supposer qu’il s’agit d’un prêtre ou d’un chaman officiant lors d’une cérémonie cultuelle. Réalisée il y a trois millénaires, elle est le clou de l’exposition : cette statue est en effet unique en son genre et d’une exceptionnelle importance pour retracer l’évolution de la civilisation chinoise. En faisant de sa présence la condition sine qua non à l’organisation de l’exposition, le Dr Roger Goepper a arraché aux autorités chinoises l’autorisation de la faire venir en Europe.
Le rêve de tout historien de l’art
Car l’entreprise n’aurait pu aboutir sans cet éminent spécialiste, directeur du Musée d’art d’Extrême-Orient de Cologne depuis sa création en 1966 et titulaire de la chaire d’enseignement d’art d’Extrême-Orient à l’université de Cologne. La Kulturstiftung Ruhr, fondation culturelle dont le siège est à Essen, s’est tout naturellement tournée vers lui lorsqu’elle a voulu monter une grande exposition d’art chinois, il y a quatre ans. Ce projet a immédiatement retenu l’attention du China Cultural Relics Promotion Center (CCRPC), l’organisme chargé de gérer tous les prêts d’œuvres et d’objets d’art chinois aux pays étrangers, avec lequel Roger Goepper avait déjà noué des contacts étroits.
Ce qui suit ressemble au rêve de tout historien de l’art qui se risque sur le terrain. Roger Goepper, accompagné des représentants du CCRPC, a sillonné dix-neuf provinces chinoises afin de sélectionner les pièces qu’il souhaitait voir présenter en Europe. Sa liste était ambitieuse et comportait de nombreux objets classés "trésors nationaux", jamais encore sortis de Chine. Pourtant, le spécialiste allemand n’a pas rencontré d’obstacles majeurs aux demandes de prêts qu’il a adressées aux musées et instituts archéologiques chinois. Cela est peut-être dû – au moins en partie – à une nouvelle loi chinoise stipulant que 80 % des droits perçus pour le prêt d’objets et d’œuvres d’art doivent être versés directement aux organismes prêteurs, au lieu d’aller dans les caisses du Bureau national des objets culturels, comme c’était auparavant le cas. Les cinq musées d’accueil de cette exposition itinérante – la Villa Hügel à Essen, la Kunsthalle de la Hypo-Kulturstiftung de Munich, le Kunsthaus de Zurich, le British Museum à Londres et, prochainement, le Louisiana Museum Humlebaek, près de Copenhague – ont versé une somme équivalant à 500 000 francs pour chaque mois d’exposition.
La présentation de "Mystères de la Chine ancienne" au British Museum est placée sous la responsabilité de Jessica Rawson, directrice du Merton College à Oxford, et s’accompagne d’un catalogue entièrement refondu, selon l’habitude de cette institution. Deux grands colloques internationaux permettront par ailleurs aux chercheurs de confronter leurs thèses sur la civilisation et l’art chinois : le premier, organisé par le British Museum et le Times Higher Education Supplement, du 6 au 8 décembre ; le second, par l’École des études orientales de l’université de Londres, au mois de janvier 1997.
MYSTERIES OF ANCIENT CHINA : NEW DISCOVERIES FROM THE EARLY DYNASTIES, jusqu’au 5 janvier, British Museum, Great Russel Street, tlj 10h-17h, tél. 171 636 15 55, puis au Louisiana Museum Humlebaek, près de Copenhague.
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Quand la Chine ancienne se révèle...
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°30 du 1 novembre 1996, avec le titre suivant : Quand la Chine ancienne se révèle...