Aussi complexe à figurer que le divin, la pensée a fait l’objet, au XVIIe siècle, d’une intense réflexion
picturale mise en scène au Palais des beaux-arts de Lille.
LILLE - Explorer la polysémie d’une sélection très resserrée de peintures. Les accrocher de manière rigoureuse afin que chacun – spécialiste ou pas – puisse se donner l’occasion d’une expérience visuelle. Faire une place à l’art contemporain sans chercher à établir un dialogue forcené : celui qui ne souhaite pas s’immerger dans l’œuvre de Bill Viola, Room for the St. John of the Cross (1983), n’y est pas obligé. Avec « Portraits de la pensée », le Palais des beaux-arts de Lille (Nord) propose l’exposition la plus inattendue du moment, en marge des sentiers trop souvent battus par les musées. Ni thématique ni simple confrontation de tableaux de maîtres, il explore un sujet d’histoire de l’art qui n’avait été abordé qu’une fois, en 2005, au Musée des beaux-arts de Rouen. À savoir : comment les peintres ont-ils figuré la pensée, c’est-à-dire l’intangible ? « Par la captation d’un état physique, par la figuration du corps de la pensée », répond Alain Tapié, commissaire de l’événement lillois. Reprenant l’idée du vers de Pétrarque sur la philosophie « pauvre et nue » (« Povera e nuda vai filosofia »), ce corps s’est dès lors incarné dans l’image de philosophes mendiants, de poètes en guenilles ou de saints ascétiques.
Naturalisme poussé à l’extrême
La démonstration se concentre sur une courte période. Celle du siècle d’or espagnol, au cours de laquelle l’arrogance conquérante de l’Espagne est contrebalancée par une brillante culture humaniste et une intense religiosité, liée à la Contre-Réforme. S’il sera peut-être commenté, ce choix procure l’occasion de confronter quelques monstres sacrés de la peinture : Diego Vélasquez, José de Ribera et Luca Giordano, mais aussi quelques noms moins connus, dont le surprenant Johannes Moreelse. Tous ces artistes nous ont laissé des images des figures tutélaires de la pensée, souvent commandées pour être accrochées dans des cabinets aristocratiques. Si les formules diffèrent, toutes jouent du grand écart entre l’intensité de la vie intérieure et l’aspect négligé de l’enveloppe charnelle. D’où l’idée de série inhérente à ces portraits dépeignant avec minutie la physionomie humaine dans ces multiples déclinaisons. La réunion exceptionnelle d’une quinzaine de portraits peints, après 1650, par Luca Giordano – plus connu pour ses décors aux exubérances baroques – en est une éloquente démonstration. Peints sur fond sombre dans un format monumental, tous relèvent d’un naturalisme poussé à l’extrême. « Giordano est dans l’excès sans verser dans le maniérisme », commente Alain Tapié, dont le musée est en train d’acquérir l’un des panneaux exposés. Mais Giordano n’est pas l’inventeur de cette formule. Dès les années 1615, Ribera, qui fut son maître, avait tracé la voie lors de son séjour romain. Si le Démocrite et l’Ésope du Musée du Prado, à Madrid, n’ont pas pu être prêtés, son portrait de Platon (Amiens, Musée de Picardie) se veut un bel exemple de cette jubilation à décrire les physionomies, rejetant toute idéalisation, dans une veine caravagesque.
Formés à Rome, les Nordiques d’Utrecht, alors sous domination espagnole, ont également excellé dans cet art. La confrontation du Démocrite et de l’Héraclite de Moreelse (vers 1630, Utrecht, Centraal Museum), illustrant la célèbre dispute – fictive – entre matérialistes et idéalistes, est un monument de trivialité soigneusement composé. L’exposition, qui contient des œuvres prêtées par des musées mais aussi des marchands – dont un Ésope récemment donné à Ribera – rouvre par ailleurs le dossier de l’attribution de plusieurs tableaux. Ainsi de la Dispute de philosophes (Saint-Omer, Musée de l’hôtel Sandelin), que certains donneraient volontiers à Ribera jeune, ou encore de plusieurs tableaux réunis dans le corpus du Maître de l’Annonce aux bergers. « Chaque tableau est une œuvre ouverte », commente Alain Tapié. Son exposition l’est aussi, qui laisse autant le champ libre aux spécialistes qu’aux simples amateurs de peinture.
Commissariat : Alain Tapié, conservateur en chef du patrimoine, directeur du Palais des beaux-arts de Lille et du Musée de l’hospice Comtesse ; Régis Cotentin, chargé de la programmation contemporaine
Nombre d’œuvres : 50
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Pur esprit
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Abonnez-vous dès 1 €Jusqu’au 13 juin, Palais des beaux-arts, place de la République, 59000 Lille, www.pba-lille.fr, tlj sauf mardi 10h-18h, lundi 14h-18h. Catalogue, éd. Nicolas Chaudin, 168 p., 27 euros, ISBN 978-2-3503-9112-0
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°344 du 1 avril 2011, avec le titre suivant : Pur esprit