PARIS
Après le volet que lui a consacré le Musée du quai Branly, l’Orangerie présente Fénéon dans son environnement intellectuel et artistique. Un portrait éclaté qui ne prétend pas à l’exhaustivité.
Paris. Connu du grand public exclusivement pour ses grinçantes Nouvelles en trois lignes, Félix Fénéon (1861-1944) est un personnage complexe, insaisissable et capital de l’intelligentsia parisienne du tournant du siècle. Une exposition de taille moyenne ne pouvait que se contenter de l’évoquer – les commissaires, Isabelle Cahn du Musée d’Orsay et Philippe Peltier, ancien conservateur du Musée du quai Branly-Jacques Chirac, ont eu pour postulat de ne montrer que des domaines « importants » de ses activités – et encore a-t-il fallu, à Paris, répartir les sujets dans deux musées. Double gageure, car les deux manifestations se sont succédé dans le temps ; au Quai Branly (lire le JdA du 28 août 2019), la présentation de Fénéon collectionneur des « arts lointains », selon le beau terme qu’il a utilisé pour qualifier ce qu’à son époque on appelait « l’art nègre », a précédé celle du critique d’art, galeriste et écrivain, à l’Orangerie. Si nombre de visiteurs n’ont sans doute pu voir que l’un de ces volets, le catalogue permet de faire le lien entre les visages et les vies de Fénéon.
Joli passage de relais : à l’Orangerie, comme auparavant au quai Branly, le Portrait de Félix Fénéon (1903) par Maximilien Luce accueille le public. Il fait face aux trois Poseuses (de dos, de face, de profil, 1887) de Georges Seurat, mises en relation notamment avec une statue féminine baga (Guinée), tout comme elles l’étaient déjà en conclusion du parcours du Quai Branly. Plus loin, d’autres vitrines rappellent l’attachement du collectionneur à ces sculptures. Comme beaucoup d’œuvres présentées ici, celles-ci lui ont appartenu.
En écho au divisionnisme cher au critique d’art, l’exposition procède par touches pour élaborer son portrait. La première concerne l’anarchisme, sujet particulièrement difficile à présenter dans un tel cadre. Fénéon était fiché comme anarchiste, à l’instar de nombreux artistes et intellectuels des années 1890 pour lesquels le progrès ne pouvait qu’être lié à ce mouvement idéaliste. Celui-ci est évoqué par des dessins, coupures de presse et opuscules, ainsi que par la restitution de l’interrogatoire auquel fut soumis Fénéon lors du célèbre « Procès des Trente » (1894). Si l’on sourit à ses réponses au juge, admirables d’humour et de sang-froid, on passe pourtant à côté du climat social de l’époque, marquée par la pauvreté extrême des classes populaires, et de l’incertitude politique qui y régnait. D’un côté, les anarchistes posaient des bombes qui tuaient au hasard – et Fénéon, qui cachait des détonateurs, ne pouvait l’ignorer – et, de l’autre, l’État républicain s’engageait sans scrupule dans une répression aveugle. Cette violence qui baignait toute la société n’apparaît pas vraiment, ni les contradictions d’un Fénéon doux et généreux pour ses amis, et capable d’écrire (à propos d’art, il est vrai) : « Toute nouveauté, pour être admise, a besoin que beaucoup d’imbéciles meurent. »
Cette nouveauté, c’était pour lui le néo-impressionnisme auquel est affectée une salle où trône le célèbre Opus 217 […] Portrait de M. Félix Fénéon en 1890 de Paul Signac (voir ill.), véritable manifeste. Seurat, auquel il consacra d’importants travaux, occupe aussi un espace conséquent. L’engagement de toute une vie envers ce mouvement est bien présenté, de même que le rôle moteur de La Revue blanche dont Fénéon était rédacteur en chef.
Il est dommage que le portrait des frères Bernheim-Jeune par Pierre Bonnard, qui était au Quai Branly, n’ait pas rejoint l’Orangerie, car c’est à leur confiance et leur soutien que Fénéon dut sa place dans le paysage artistique entre 1906 et 1926. Au côté des Nabis, déjà promus par la Galerie Bernheim-Jeune dont il devint le directeur artistique, il invita les Fauves, puis s’engagea dans la bataille de l’art moderne contre les autres galeries parisiennes, période épique dont témoignent a minima les œuvres de Pierre Bonnard, Henri Matisse et des Futuristes qui forment la dernière partie de l’exposition. Ses activités de collectionneur, à cette époque et en dehors des « arts lointains », ne sont signalées que par le Portrait de Jeanne Hébuterne (1918) d’Amedeo Modigliani et Intérieur à la fillette, la lecture (1905-1906) de Matisse.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°534 du 29 novembre 2019, avec le titre suivant : Portrait chinois de Félix Fénéon