Pipilotti Rist est l’une des jeunes artistes suisses les plus en vue. Elle développe dans ses vidéos un univers poétique et exubérant, à travers une esthétique du gros plan et de la couleur vive qui met en valeur le corps féminin. À Paris, elle a reconstitué dans les salles du musée une maison, de la cuisine à la chambre à coucher, espaces dans lesquels sont projetées ses vidéos. Dans cet entretien, elle nous expose sa démarche et notamment sa volonté de « mettre en valeur l’exceptionnel ou la beauté ».
Comment avez-vous articulé votre exposition à l’Arc ?
J’ai recréé un appartement dans le musée. L’aquarium – la salle située entre les deux escaliers – représente le garage. Sur la vitre sont projetées les vidéos de l’installation Ever is Over All, présentée à la Biennale de Venise en 1997, dans laquelle une femme casse des vitres de voitures. C’est un clin d’œil à Paris. Je suis frappée par la présence exagérée des voitures dans cette ville extrêmement belle. L’installation Ever is Over All n’est pas seulement une critique de l’urbanisme, c’est aussi un symbole pour donner l’espoir d’une transgression de règles établies, jamais vraiment justifiées. Après le garage, on découvre le jardin de la maison, avec une immense dune de sable et la cabane du dimanche matin. Puis se succèdent la cuisine, le salon, la salle de bains et la chambre.
D’où vient cette idée de reconstituer une maison ?
Le musée est un espace public, mais je veux provoquer le sentiment, chez les spectateurs, qu’il est une prolongation de leur appartement. Il appartient à nous tous. J’ai déjà joué avec ce concept dans Das Zimmer (la chambre), montrée à la dernière Biennale de Lyon. Là, j’ai agrandi de façon artificielle la réalité et j’ai diminué la présence et la force sociale du téléviseur dans chaque salon. Enfin, je m’intéresse énormément à la façon dont les gens s’installent dans leur appartement et se confectionnent un petit univers à eux. J’ai pendant longtemps collectionné les magazines de décoration et de design. Cette installation est aussi une réflexion sociologique. Dans ce sens, en réunissant toutes les télévisions et les salles, il s’agit de la plus grande installation vidéo anonyme du monde.
Cet espace est paradoxal, puisqu’il renvoie à notre univers quotidien tout en nous faisant perdre nos propres repères.
Je cherche toujours à ce que les gens se perdent dans l’espace. En réalisant de grandes installations, je fais en sorte que les visiteurs soient dedans avec leur corps, dans cette pénombre. J’aime bien que les gens laissent de côté leurs craintes, leurs complexes, qu’ils redeviennent un peu comme des enfants, plus innocents. Il faut leur donner des espoirs. Le musée est aussi le lieu où l’on relativise ses problèmes, où l’on réalise que les autres en ont aussi, où l’on dépasse un certain isolement.
Vous créez aussi un environnement très lié au rêve.
Il est important de rêver ensemble, et la culture, c’est justement peut-être cela.
Dans ce dispositif, la musique tient une place centrale. En jouez-vous ?
J’ai longtemps fait partie d’un groupe de quatre filles qui s’appelait “les Reines Prochaines”. Il existe toujours. Je ne joue plus dedans, mais j’ai par exemple fait un livret pour leur CD. Nous chantions toutes les quatre et je jouais de la flûte traversière, de la basse et de la batterie. Nous étions des “professionnelles en dilettante”.
Composez-vous la musique de vos vidéos ?
Je l’ai toujours composée moi-même. Pour des pièces comme Sip my ocean, présentée au Centre culturel suisse, il s’agit d’une variante d’une chanson de Chris Isaak que j’ai interprétée en duo avec Anders Guggisberg. Le morceau est également repris sur le CD qui accompagne le catalogue de l’exposition. Nous avons aussi réalisé ensemble la musique qui est diffusée dans le salon, à l’Arc. Je travaille sur ordinateur, et je compose directement la musique en mixant différents instruments et en utilisant des samplings. J’utilise aussi l’informatique pour réaliser mon montage numérique, en jouant sur les couleurs, sur la vitesse, à l’aide des Colour keys. Je ne veux pas introduire d’effets artificiels. Je préfère jouer avec la réalité, la nature, le mouvement de la caméra, par exemple le travelling et le gros plan. J’utilise une technique issue du cinéma.
Vous avez une façon très particulière de filmer le corps. Vous présentez une image de la femme au filtre de votre sensibilité, qui très différente de celle qui est habituellement véhiculée, une image conçue par des hommes pour des hommes.
Je concentre mon énergie positivement. Je ne veux pas perdre mon temps à porter un jugement : je ne suis pas pour ou contre la pornographie, par exemple. Je cherche avant tout à faire des images dans lesquelles je me retrouve. J’aime bien inventer une autre vision, une autre présence du corps. La femme-objet me plaît aussi, mais je suis davantage intéressée par la femme-sujet. Mes représentations du corps féminin ouvrent davantage de possibilités. Tous les discours autour de la femme ne mènent à rien si nous nous concentrons sur les mots et les pamphlets. En cherchant de nouvelles images, nous pouvons en revanche toucher directement le subconscient. Mon travail représente une petite partie de cette évolution.
Dans certaines de vos vidéos, vous mettez en scène des comportements “déviants”, comme cette femme qui casse délibérément la vitre d’une voiture garée dans la rue. Est-ce en réaction à la rigidité de la société suisse ?
Peut-être que la société y est plus rigide qu’en France. Tout le monde veut se cacher et personne ne prend de risque. La différence des sexes est tout aussi affirmée. J’ai effectivement réagi à cet état d’esprit. Cette puissance répressive est beaucoup plus dure que ce simple geste de casser une vitre de voiture. L’automobile est un symbole de puissance structurelle.
L’enfance constitue justement la période de la vie durant laquelle nous échappons le plus à ce poids.
Chaque enfant pense qu’il est le centre du monde. Il ne peut pas réaliser qu’il y a d’autres sujets. Il a une grande innocence. Pourtant, en même temps, il peut aussi être extrêmement cruel. Je cherche à rappeler des souvenirs d’enfance, mais également à montrer ce qui est entre l’innocence et l’expérience. Nous devons remplacer chaque particule que nous perdons de notre innocence par un kilo de savoir-faire.
Votre travail est imprégné par la culture adolescente.
L’adolescence m’intéresse beaucoup, parce qu’elle est une période de recherche que l’on ne doit jamais perdre de vue. Je suis toujours étonnée de voir comment un adolescent peut devenir un adulte. Comment se fait cette transition ? Elle s’accompagne de beaucoup de douleurs, de blessures, de regrets. L’art doit toujours garder le caractère d’un adolescent dans notre société, trouver l’exceptionnel dans le quotidien, être à la fois à fleur de peau et critique. C’est le rôle des artistes, mais aussi celui des critiques d’art qui sont un peu comme des traducteurs. La visite d’une bonne exposition peut influencer notre vision de tous les jours. J’ai ainsi retrouvé des œuvres de Rothko sur des personnes dans la rue. Après avoir visité mon exposition, j’aimerais que les gens voient leur salon comme une installation vidéo, avec leur télévision.
Jusqu’au 19 septembre, Arc-Musée d’art moderne de la Ville de Paris, 11 avenue du Président Wilson, 75116 Paris, tél. 01 53 67 40 00, tlj sauf lundi 10h-17h30, samedi-dimanche 10h-18h45. Catalogue, 208 p., 245 F. ISBN 3-89611-072-1.
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Pipilotti Rist à Paris, du musée à l’appartement
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Abonnez-vous dès 1 €Née avec l’été, le 21 juin 1962 à Rheinthal, en Suisse, Pipilotti Rist a étudié la publicité, l’illustration et la photographie à l’Institut des arts appliqués de Vienne, en Autriche. Elle a ensuite suivi un enseignement en audiovisuel à l’École de design de Bâle. Elle travaille aujourd’hui à Zurich et à Rotterdam. Ses vidéos ont été largement présentées, notamment dans les festivals internationaux et de nombreux musées. Elles ont même été programmées à la télévision. Elle crée aujourd’hui des installations globales dans lesquelles sont diffusées ses œuvres audiovisuelles. En 1997, elle a reçu le “Premio 2000�? de la Biennale de Venise et, en Corée, le Kwangju Biennale Award. Son exposition personnelle à l’Arc-Musée d’art moderne de la Ville de Paris est sa première dans la capitale.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°82 du 30 avril 1999, avec le titre suivant : Pipilotti Rist à Paris, du musée à l’appartement