Le Musée Picasso organise un face à face entre les deux géants de l’art moderne qui, malgré l’amitié et le respect qui les unissaient, montre au mieux qu’ils partageaient le même terreau culturel.
PARIS - Il n’y a jamais eu d’exposition qui ait osé associer ces deux géants du XXe siècle, Giacometti (1901-1966) et Picasso (1881-1973). Qu’à cela ne tienne, on est à Paris, et la Fondation Giacometti n’est qu’à quelques encablures du Musée Picasso. « Dotés de tempéraments différents, mais caractérisés tous deux par une grande liberté d’esprit et d’invention, Picasso et Giacometti partagent une fascination pour le lien entre Eros et Thanatos, comme pour le déplacement des limites de la représentation », annonce l’exposition. Argument imparable, mais connaît-on de nombreux artistes, au moins parmi ceux qui font partie des pionniers de la modernité, qui ne partagent pas les mêmes intérêts ?
Même si les œuvres présentées ici – celles de Picasso comme celles de Giacometti sont splendides – leur mise en regard est loin d’être évidente. Le parcours, tantôt chronologique, tantôt thématique, s’inscrit dans la même logique générale, voire générique. Inévitablement, quand on choisit des angles aussi larges que « La sculpture moderne », « Les prémices du génie », « L’amante et le modèle » ou encore « Le primitivisme », apparaissent des points communs. Mais, tout au long de la visite, on a le sentiment que ces hypothétiques similitudes ne sont là que pour justifier le rapprochement.
Une admiration réciproque
Selon Catherine Grenier, directrice de la Fondation Giacometti et commissaire de l’exposition, la recherche importante qui a été faite dans les archives révèle les échanges artistiques et l’amitié qui a lié les deux artistes entre 1930 et 1934, et plus encore en 1940-1941. De fait, plusieurs articles du très riche catalogue qui accompagne la manifestation apportent des témoignages d’acteurs contemporains – qui vont de Pierre Daix à Françoise Gilot – sur le respect, voire l’admiration que Giacometti vouait à Picasso, mais aussi réciproquement sur l’estime que l’artiste espagnol éprouvait à l’égard de son cadet. Visiblement, malgré la différence d’âge, le courant passait entre les deux hommes, moins souvent entre leurs œuvres. À l’entrée, deux sculptures nous accueillent : Grande femme de Giacometti (1958) et Femme enceinte, deuxième état, de Picasso (1958-1959). Le contraste est presque caricatural. D’un côté, dressés dans une fragile verticalité, isolés et frêles dans un espace sans limites, la figure de l’artiste suisse. De l’autre, un corps au ventre arrondi qui, tel un symbole de fertilité, pointe vers le spectateur.
La première section, « Les prémices du génie » s’attache à la précocité de Picasso et de Giacometti. Virtuosité pour le premier (Le Père de l’artiste, 1896), inquiétante étrangeté chez le second (Autoportrait, 1921). Suit le chapitre intitulé « Sculpture moderne ». Comme de nombreux créateurs du XXe siècle, Picasso et Giacometti alternent peinture, dessin et sculpture. Si pour Giacometti la sculpture reste l’activité principale – ici des pièces clairement inspirées par le cubisme –, pour Picasso, malgré une production abondante, cette dernière est surtout un champ d’expérimentation. Ce « bricoleur » génial fait appel à toutes les techniques, à tous les matériaux. Plus encore que le cubisme, ce sont les assemblages réalisés à partir des objets communs introduits dans ses travaux (Mandoline et clarinette, 1913), qui vont révolutionner la sculpture.
De même, il est indiscutable que, comme l’ensemble de l’avant-garde de cette époque, Picasso et Giacometti aient été fascinés par le primitivisme. Mais, là encore, ils n’aboutissent pas à des formes semblables. Avec Picasso il s’agit plutôt d’une hybridation violente, tandis que chez Giacometti transparaît plutôt une stylisation à la recherche de la pureté des formes. Ici, comme ailleurs dans l’exposition, il aurait suffi de bâtir la démonstration en insistant en priorité sur la disparité des solutions apportées par les deux artistes.
Deux expressions opposées du désir
C’est probablement la partie qui traite Eros et Thanatos, qui permet le mieux de montrer toute la distance qui les sépare. Concentrée sur les années 1930, elle met en scène les manifestations du désir incarné dans le corps féminin, manipulé et disséqué. Sauf que dans l’œuvre de Picasso la puissance érotique et esthétique, les pulsions agressives sont pleinement assumées ; le geste qui enregistre est aussi celui qui s’empare et qui jouit. Avec Figures au bord de la mer (1931), les formes organiques perdent leurs contours, les figures s’imbriquent l’une dans l’autre comme dans un assemblage forcé. Face à la sexualité fièrement affichée par Picasso, les pulsions semblent obéir chez Giacometti à des forces de rétraction et concourent à l’immobilité ou à la répétition. Ses œuvres expriment néanmoins avec une violence inouïe les désirs et les craintes de rencontres menaçantes. L’impossibilité d’une confrontation directe avec le nu féminin donne lieu à des métamorphoses – Femme araignée ou Femme égorgée — à des métonymies – Boule suspendue (1931) ou Pointe à l’œil, à des « représentations » qui échappent rarement à l’angoisse et à la tension conflictuelle. Visiblement, l’équilibre entre Eros et Thanatos n’est pas le même. Deux personnalités différentes, Picasso et Giacometti ? C’est incontestable. Mais l’essentiel est leur capacité à traduire l’universel et à le partager avec le spectateur. Chacun à sa manière.
Commissaire : Catherine Grenier, directrice de la Fondation Giacometti
Nombre d’œuvres : 200 environ
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Picasso / Giacometti, comparaison n’est pas raison
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Abonnez-vous dès 1 €jusqu’au 5 février 2017, Musée Picasso, 5 rue de Thorigny, 75003 Paris, tél : 01 85 56 00 36, www.musee-picasso.fr, mardi- vendredi 11h30-18h, samedi et dimanche 9h30-18h, entrée 12,50 €. Catalogue Flammarion- Musée Picasso, 284 p., 39 €.
Légende Photo :
Alberto Giacometti, Autoportrait, 1921, huile sur toile, Alberto Giacometti-Stiftung, Zurich © Succession Giacometti (Fondation Giacometti ADAGP)
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°466 du 28 octobre 2016, avec le titre suivant : Picasso / Giacometti, comparaison n’est pas raison