Le réservoir des expositions autour de l’œuvre de Picasso s’épuisera-t-il un jour ? On peut en douter à la lecture
de l’affiche du Grand Palais : « Picasso et les maîtres ». L’accrochage interroge l’arborescence artistique du génial Espagnol sous forme de conversations au sommet.
Après Picasso, il n’y a que Dieu. » Il n’est pas nécessaire d’adhérer à l’assertion de Dora Maar pour constater, avec elle et tant d’autres, que la production de l’Espagnol révolutionna un ordre établi. Doit-on envisager un « an zéro » de la création, à compter duquel s’égrèneraient sur un calendrier picassien les événements suivis de la mention « ap. P.P. » ? Certains l’ont envisagé, qu’ils fussent maîtresse croate ou peintre célèbre, admirateur transi ou pourfendeur jaloux. Mais avant ? Qu’en est-il de ceux qui précédèrent l’Élu ? Qu’en est-il de ceux qu’adouba le Roi ? Qu’en est-il de ceux que dompta le Lion, de ceux que digéra le Cannibale, de ces maîtres notoires devenus tendres enfants sous les crocs de l’ogre Picasso ?
Et il s’agit bien d’un Picasso boulimique que cette ambitieuse exposition, étayée de deux cent dix œuvres, tente de mettre en exergue. Un Picasso, donc, entouré de ceux qu’il plébiscita. Un Picasso dont la fréquentation des maîtres – Poussin, Vélasquez, Goya ou Ingres – relevait de la ruse : en les invitant à sa table, le Tout-Puissant anthropophage les cantonnait à n’être que les apôtres d’une Cène dont il sortirait bientôt repu, bienheureux et génial. Le festin d’un dieu, en somme…
Au départ, la docilité académique
Du maître aux Maîtres, il n’y a qu’un pas pour les bons élèves. Par conséquent, la première œuvre que fréquente le tout jeune Pablo Ruiz Picasso est celle de son père, José Ruiz Blasco, qui assure l’apprentissage de son fils à Málaga. Professeur à l’école des arts et métiers et conservateur du musée municipal, don José est un touche-à-tout à la polyvalence ensorcelante. Le jeune Pablo observe et répète des gestes paternels qui alternent restaurations délicates, découpages inventifs et astuces improvisées. Un bricolage alchimique et mimétique où sourdent déjà les expérimentations à venir au tournant du siècle, depuis les papiers découpés de 1903 jusqu’aux papiers collés de 1912 à 1914.
Décisives, ces années préfigurent celles à venir. La mythologie picassienne est ainsi faite de gestes prophétiques et d’anticipations fulgurantes. Une parabole ne naît-elle pas dans cet atelier de don José, où la dextérité biblique du peintre-charpentier José/Joseph rejoint l’hispanisme d’un père au prénom tout droit sorti de Carmen ?
Or, l’assimilation des aînés par Picasso oscillera précisément entre digestion démiurgique et revendication d’un héritage espagnol, à l’image des six années qui, de 1892 à 1898, voient le jeune Pablo Ruiz écumer les écoles des beaux-arts de La Corogne, La Lonja et Madrid à l’ombre tutélaire des plus grands artistes de la Péninsule. Les génies aussi font leurs académies.
Picasso, le dévoreur d’œuvres
Picasso est un homme de symboles. Aussi, lorsque sonne 1900, s’installe-t-il à Paris. Nouvelle ère pour ce chronophage, nouvelle aire pour
ce prédateur. Ses proies ? Les musées, mieux, le Louvre, où le jeune Espagnol digère la leçon des maîtres. Non pas comme une charogne se contentant des restes, mais comme un aigle royal se délectant des combats sur les cimes. Après Vélasquez, le Greco et Goya, Picasso entreprend un survol de la création. Un survol comme un envol : Léonard, Raphaël, Clouet, Poussin, Ingres ou Courbet tombent sous ses griffes.
Copies, citations et paraphrases ponctuent désormais une œuvre cannibale que hantent les tableaux décortiqués sur les cimaises et les vignettes punaisées sur les murs de l’atelier. Car l’aura de l’œuvre est désormais concurrencée par celle de l’Image, photographique, gravée, reproduite. Le musée imaginaire de Picasso est à cet égard riche de départements entiers, ibérique, antique, renaissant ou classique. L’Enterrement de Casagemas (1901) s’empare du Greco quand le Portrait de Clovis Sagot (1909) évoque Cézanne, Les Demoiselles d’Avignon (1907) exhument Ingres quand l’Homme à la guitare (1911-1913) discourt avec Zurbarán.
Les maîtres, ad libitum
Bien qu’elle fût sectionnée en périodes – bleue, rose ou cubiste –, la production picassienne est pourtant indivise. Elle ignore les genres pour les avoir tous assimilés. L’équation insoluble de ce génie protéiforme ne répond plus qu’à un dénominateur commun : le discours avec un passé transfiguré et réinventé.
Dès lors, toutes les œuvres décisives seront invariablement présidées par un dialogue exceptionnel avec les maîtres dont la fertilité culminera de 1950 à 1963. Treize années durant lesquelles le dieu Picasso revendique son héritage et lègue à l’humanité son Nouveau Testament. Ainsi cet Atelier de la Californie (1956) disposé comme celui des Ménines (1656) tout juste trois cents ans plus tôt, ainsi ces nus lascifs réinterprétant les Vénus, Maja et Olympia de Titien, Goya ou Manet, ainsi ces gentilshommes anachroniques fixés à la manière du Greco ou de Rembrandt.
Picasso, désormais, plonge dans les siècles pour ouvrir la voie. Prophètes, les maîtres anciens sont conviés à cette ultime Passion. Le passé devient un puits sans fond et une histoire sans fin. Et quand, à l’âge de 86 ans, Picasso représente un Mousquetaire (1967), celui-ci eût pu paraître curieux si l’artiste n’avait inscrit, au dos de sa toile, une signature apparemment sibylline, mais qui lève pourtant toute ambiguïté : « Domenico Theotocopulos van Rijn da Silva ».
Tour à tour matador ou conquistador, Picasso manie le pinceau comme une épée. Ses échanges avec les maîtres espagnols tiennent autant du dialogue admiratif que du face-à-face de duelliste. Jamais de rémission. Seuls comptent la passe du toréador et le passe-passe du saltimbanque, l’estocade géniale et l’envolée chorégraphique. À la vie, à la mort, l’espace de la création est une corrida comme une piste aux étoiles où Picasso s’escrime à croiser le fer avec ses aînés. Nul hasard, donc, à ce qu’il désignât trois mousquetaires de taille à rivaliser avec lui : Vélasquez, le Greco et Goya.
« Je vois souvent une ombre et une lumière »
Si le « Picasso avant Picasso » copie tous les maîtres avec une frénésie enthousiaste, ses premières amours sont monomanes. Vélasquez devient ainsi l’objet d’un culte précoce voué dès 1895, et dont Les Ménines (1656) cristalliseront bientôt toutes les marques de dévotion. L’Atelier de la Californie (1956) ou Isabel de Velasco (1957) illustrent la fascination du peintre envers les innovations lumineuses et syntaxiques pour son aîné. Parodie ? Plutôt une parade faite de déploiements formels et de grimages inédits, à l’image de Guernica (1937), qui travestit en noir et blanc La Reddition de Breda (1634-1635) de Vélasquez.
Avec le Greco, Picasso découvre la fulgurance des couleurs surréelles et l’altération des formes disloquées. À ce titre, L’Enterrement de Casagemas (1901) et Le Vieux Juif (1903) s’inspirent de la modernité inextinguible d’un maître méjugé, encore intact et souverain.
Goya, quant à lui, souffle à Picasso un iconoclasme sans pareil où le nu devient un morceau de bravoure et la scène de guerre (Massacre en Corée, 1951) une peinture d’histoire, macabre et splendide.
Larmes de douleur et larmes de joie, sang et soleil, rouge et jaune, cris et silence. La vie et la mort. L’art comme une tauromachie, à l’image de ces merveilleuses et triviales pièces de boucherie inspirées là encore par des compatriotes, Zurbarán ou Meléndez. La vie et la mort, toujours. Des natures mortes...
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Picasso - Généalogie d’un génie
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Naissance à Malaga. Son père est professeur de dessin à l’école des beaux-arts.
1893
Picasso visite le Prado et découvre Vélasquez, Goya et Zurbarán. Il entre à l’école des beaux-arts de Barcelone où il apprend les techniques classiques de la peinture en copiant les grands maîtres.
1900
S’installe à Paris. Visite le Louvre et le musée du Luxembourg.
1901
Découvre l’œuvre de Manet.
1903
Le caractère maniériste de ses toiles évoque l’univers pictural du Greco.
1906
Ses Deux frères et son Grand Nu debout font écho aux Baigneurs de Paul Cézanne.
1907
Les Demoiselles d’Avignon s’inspirent fortement de l’Olympia de Manet et du Bain turc d’Ingres.
1922
Peint La Danse villageoise, toile inspirée par Renoir.
1934
L’influence de Rembrandt dans l’œuvre de Picasso se manifeste pour la première fois dans des gravures.
1936
Début de la guerre civile en Espagne. La République espagnole le nomme symboliquement directeur du Prado.
1937
Songe et Mensonge de Franco, œuvre antifranquiste inspirée de Goya. La même année, Picasso peint Guernica.
1940
Réalise une série de variations sur Les Femmes d’Alger d’Eugène Delacroix.
1946
La Joie de vivre, sujet très « matissien », s’inspire des Bacchanales de Poussin.
1957
Série de 44 toiles inspirées des Ménines de Vélasquez.
1959
Pablo Picasso revient à Édouard Manet et peint une série de variations autour du Déjeuner sur l’herbe.
1964
Travaille une vingtaine de tableaux d’après l’Olympia de Manet.
1973
Picasso meurt à Mougins (Alpes-Maritimes).
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°607 du 1 novembre 2008, avec le titre suivant : Picasso - Généalogie d’un génie