À Madrid, la Casa Encendida invite des artistes contemporains à renommer les œuvres de Picasso, livrant ainsi une nouvelle interprétation de son travail.
Madrid. Passer l’œuvre de Pablo Picasso (1881-1973) au crible de la création contemporaine. C’est une démarche originale que propose l’exposition madrilène « Picasso : Sin Título ». Cinquante artistes internationaux ont choisi une œuvre du maître espagnol pour procéder à sa « redéfinition » : nouveau titre et nouvelle description de l’œuvre, afin d’en interroger son sens premier. Unique par la place prédominante qu’elle donne aux mots et par son ancrage dans son temps, l’exposition se démarque des autres hommages à Picasso, tournés plus généralement vers le passé.
Les nouveaux titres et descriptions, tantôt poétiques, tantôt politiques, reflètent un regard collectif, celui d’une génération d’artistes, sur l’héritage et l’influence de Picasso. La Brésilienne Janaina Tschäpe (née en 1973) invente le récit d’une séduction destructrice sous le titre Eat You with Your Own Eyes pour l’œuvre Couple assis (1971) alors que le Londonien Christopher Kulendran Thomas (né en 1979) se contente de jouer sur la forme en renommant Céramique ressemblant à une figure le carreau d’argile décoré d’un visage (1963).
Des questions sociétales comme la race, la classe, le sexe, l’identité, l’anthropocentrisme ou l’autonomisation traduisent les préoccupations actuelles des artistes. Orlan (née en 1947) fait le choix d’une critique de Picasso en tant qu’homme, renommant Tête d’homme (1965) par Entre noir, blanc et gris, autoportrait d’un homme toxique qui émerge des ombres. Tout au long des quatre salles de l’exposition, le visiteur est invité, lui aussi, à adopter une approche critique face aux œuvres de Picasso, et plus largement, d’interroger ses valeurs au regard de celles de l’époque contemporaine.
L’exposition remet également en question les titres transmis par l’histoire de l’art et leurs interprétations figées, faisant de l’œuvre de Picasso un témoin. « Parfois une description est ajoutée – Sans titre (Femme au chapeau) – et elle devient éventuellement le titre, lorsqu’elle est reprise dans le futur par un autre historien », analyse Juan José Lahuerta, ancien conservateur du Musée Picasso de Barcelone dans un court texte présenté dans une des salles. Néanmoins, « Picasso : Sin Título » n’est pas une célébration ni une dénonciation de cette pratique, mais une « instrumentalisation de celle-ci », précise la commissaire de l’exposition Eva Franch i Gilabert dans le catalogue.
Entièrement présentée dans le noir, avec un éclairage uniquement centré sur les œuvres, l’ambiance des salles diffère des autres expositions picassiennes. À mi-parcours, un grand miroir orné de néons roses reprend le titre de l’exposition et invite le visiteur à se photographier. Certains choix scénographiques ne sont pas intuitifs, comme les cartels disposés sur un mur assez éloignés des œuvres qu’ils explicitent. Le placement des nouveaux titres attribués par les artistes contemporains et leurs textes, placés systématiquement sur le mur faisant face aux œuvres originales, rend la visite didactique tout autant qu’il la complique. L’exposition intègre ainsi certains mécanismes des expériences immersives où le visiteur ne peut rester inactif, son expérience de visite dépendant de ses déplacements dans cet espace obscur. Un choix quelque peu risqué mais audacieux.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°614 du 23 juin 2023, avec le titre suivant : Picasso face aux mots