Grâce à un fonds d’archives unique, le Philadelphia Museum of Art livre la réalité directe et objective appréhendée par le photographe américain, source de sa modernité.
PHILADELPHIE (ÉTATS-UNIS) - C’est une remarquable rétrospective que dédie le Philadelphia Museum of Art au photographe américain Paul Strand (1890-1976). Il est vrai que l’institution partait sur des bases solides suite notamment à l’acquisition, fin 2010, de plus de 3 000 épreuves issues de la Paul Strand Archive, lesquelles, ajoutées au fonds déjà en sa possession, en font la collection la plus importante au monde. Tous les aspects de son travail sont, ici, passés au crible, selon un parcours chronologique en noir et blanc se déroulant sur quelque six décennies. Est-ce parce qu’il débuta à l’Ethical Culture Fieldston School, à New York, avec Lewis Hine, photographe-documentariste et surtout sociologue notoire ? Ou qu’il rencontra très tôt dans sa vie active le fameux photographe et galeriste Alfred Stieglitz – dont il deviendra proche –, lequel fit partie de ce courant pictorialiste prônant le versant artistique de la photographie ? Le fait est qu’à travers ces deux influences essentielles, Paul Strand prendra soin dès l’origine (l’orée des années 1910) aux qualités esthétiques de l’image et à la fabrication méticuleuse des tirages. Ainsi en est-il de Winter, Central Park, datant de 1913, aux lignes graphiques et aux tons graciles. D’abord un tronc et quelques branches obscures qui bousculent le cadre, puis une action – une silhouette tirant un traîneau – renvoyée dans le coin supérieur gauche de l’image laissant le devant de la scène au vide du paysage, un vide étrangement plein, le manteau neigeux au sol s’habillant de deux ombres d’arbres imposantes tels des fantômes.
Saisir l’humanité
Derechef et en parallèle, Paul Strand s’affirme aussi en portraitiste virtuose. On peut admirer les splendides clichés de sa femme Rebecca et d’un ami photographe, Kurt Baasch. Dès Blind Woman, en réalité, se révèlent une formidable acuité et une indéniable sensibilité dans l’exercice du close-up (gros plan). L’intensité qui jaillit de cette photographie provient à la fois de la délicate proximité du sujet et du flagrant contraste entre cette femme non-voyante toute de sombre vêtue, avec la pancarte immaculée qu’elle porte autour du cou et sur laquelle se détachent cinq lettres cinglantes tracées à l’encre noire : blind (aveugle). Cette façon bien à lui de révéler la nature de l’expérience humaine s’amplifiera davantage au fil des ans comme en témoigne la multitude d’œuvres-maîtresses ici présentées : du Mexique (Woman and Boy, Tenancingo, 1933) au Ghana (Asenah Wara, Leader of the Women’s Party, Wa, 1964) ; de ce jeune homme au visage charbonneux et au regard quasi effrayé (Young Boy, Gondeville, France, 1951) jusqu’à ce portrait des cinq fils Lusetti entourant leur mère devant le seuil de leur maison, à Luzzara, en Italie. Une austère dignité et une profonde noblesse sourdent de cette famille simple de paysans.
Outre sa magistrale maîtrise dans l’art de portraiturer la vie quotidienne, Paul Strand affiche un effort extrême dans l’élaboration des compositions. Influencé par le cubisme, il capture des scènes inédites où l’abstraction est de mise et la géométrie réglée au cordeau. Pour preuve cette série de natures mortes conçues à Twin Lakes, dans le Connecticut, où il mélange fruits et vaisselle en tout genre (Jug and Fruit ; Abstraction, Bowls…) ou Backyard, Winter, image dans laquelle murs, dallages et linge qui sèche dessinent des diagonales accentuées qui aiguillonnent l’ensemble. Sans oublier, évidemment, l’incontournable instantané Wall Street, dans lequel des silhouettes droites comme des « i » avancent dans la lumière matinale avec, en contrepoint et en arrière-plan, les immenses baies de la banque J.P. Morgan qui forment une suite d’aplats stricts et ténébreux. Hormis les gens et la ville, la nature est également pour Strand un domaine qu’il fouille à l’envi. À Georgetown, dans le Maine (États-Unis, 1927-28), ou plus tard, dans son jardin d’Orgeval (France, 1957-67) où il s’installe en 1955, qu’il s’agisse du monde végétal ou minéral, ses images arborent une matérialité sidérante.
Paul Strand n’a eu de cesse d’établir la photographie comme une forme d’art majeur et indépendant. C’est sans doute ce qui fait qu’il paraît aujourd’hui essentiel dans le paysage photographique moderne. Comme un prolongement à son médium fétiche, son désir d’embrasser un public plus large l’aura fait aussi flirter avec l’édition, telle cette revue indéniablement avant-gardiste baptisée Camera Work, et explorer l’image mouvante. Le visiteur découvrira ainsi trois films : Manhatta (1921, la modernité de New York), Redes (1936, le quotidien misérable de pêcheurs mexicains) et Native Land (1942, chronique sur la violation des libertés civiles et les tactiques pour anéantir les syndicats), dont le réalisme laisse pantois.
Commissaires de l’exposition : Peter Barberie, Brodsky Curator of Photographs à l’Alfred Stieglitz Center du Philadelphia Museum of Art
Nombre de pièces : environ 250 photographies
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Paul Strand, pionnier de la modernité
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Abonnez-vous dès 1 €Jusqu’au 4 janvier 2015, Philadelphia Museum of Art, 2600, Benjamin Franklin Parkway, Philadelphie (États-Unis), www.philamuseum.org.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°424 du 28 novembre 2014, avec le titre suivant : Paul Strand, pionnier de la modernité