PARIS - Joli duel entre maîtres du XIXe siècle que celui offert à Paris cet automne. Rive droite, Claude Monet (1840-1926), l’impressionnisme à lui tout seul, est aux Galeries nationales du Grand Palais ; rive gauche, Jean-Léon Gérôme (1824-1904), l’arrière-garde à lui tout seul, se trouve au Musée d’Orsay.
À croire que l’on revit la rivalité qui les a opposés durant la deuxième moitié du XIXe siècle. Rapidement, disons qu’aux yeux de Gérôme, Monet et ses apôtres étaient les suppôts de Satan qui sacrifiaient la « ligne » sur l’autel de « l’effet ». L’histoire ne serait pas drôle si Gérôme, distingué professeur à l’école des beaux-arts et gardien du temple plus royaliste que le roi, n’était pas l’auteur d’un œuvre aussi artificiel, racoleur et d’ambition ouvertement commerciale. Comme pour Alexandre Cabanel au Musée Fabre à Montpellier (jusqu’au 5 décembre), la volonté des commissaires d’Orsay n’est pas de faire de Gérôme le plus grand peintre du XIXe siècle. Et c’est tant mieux, car personne n’aurait été dupe. Autant au Grand Palais, le visiteur est immergé dans les toiles aquatiques de Monet, autant au Musée d’Orsay, il est invité à reculer de quelques pas pour retrouver la netteté d’une image devenue floue avec le temps. Initiée il y a une quarantaine d’années grâce au travail de l’historien d’art américain Gérald Ackerman, la (dé)construction de l’œuvre de Gérôme est enfin visible en version panoramique. Et le spectacle vaut le détour. Enfant indigne de Jean-Auguste Dominique Ingres, Jacques-Louis David et de son maître Paul Delaroche, Gérôme est à la peinture d’histoire ce que Christian Jacq est à l’égyptologie : un vulgarisateur qui fait hurler les spécialistes. Fort de son « érudition d’antiquaire », Gérôme avait un talent de démiurge : il créait des mondes parallèles en combinant ad libidum d’authentiques détails iconographiques et ethnographiques qu’il avait glanés au fil de ses voyages, la vraisemblance prenant le pas sur la véracité – Frankenstein avait beau être composé de vrais morceaux humains, il n’était pas une véritable personne pour autant. L’Orient de Gérôme est celui fantasmé des Mille et une nuits, son antiquité est peuplée de personnages marmoréens, son XVIIe siècle est réduit aux anecdotes historiques… Et l’illusion était si parfaite que le public les prenait pour argent comptant et en redemandait. Mais si ses œuvres étaient fidèles au style académique, elles avaient été expurgées de toute grandeur morale davidienne. La force de ces images hybrides reposait sur leur puissance narrative, leur tension dramatique, leur lisibilité immédiate. Imaginez l’effet sur le public que ces crucifiés disposés le long des murs circulaires de l’arène dans Dernières prières des martyrs chrétiens, qu’une longue torche enflamme tour à tour comme des bougies sur un gâteau d’anniversaire… En bon élève de Delaroche, Gérôme est passé metteur en scène. Delaroche privilégiait l’effet de suspense, en illustrant l’instant précédant la décapitation de Lady Jane Grey, mais Gérôme usait de l’ellipse, préférant le moment où gisent les corps sans vie de César et du maréchal Ney.
Séduction garantie
Une fois les foules charmées, Gérôme savait les fidéliser. Gendre du marchand et éditeur d’art Goupil, il a compris l’avantage de la reproduction lithographique et photographique, facilité par la très grande précision de sa touche picturale. N’oublions pas que les œuvres de l’artiste, quoique réprouvées par certains chantres de la morale, avaient immédiatement séduit les nouveaux riches américains au point d’en faire exploser la cote. Plus accessibles, les reproductions de ses œuvres se sont insinuées dans les foyers bourgeois comme autant de bandes-annonces alléchantes. Tant et si bien que l’impact de l’imaginaire gérômien sur le cinéma, en particulier les péplums, conclut le parcours de l’exposition. De William Wyler à Ridley Scott, en passant par Sacha Guitry, Gérôme a inventé un ton, celui du « film en costumes ». Prenez Luc Besson, dont l’ambition d’entertainer grand public est, elle, parfaitement assumée. Sa Jeanne d’Arc (1999) pourrait être « la guerre de Cent Ans comme si vous y étiez » vue par Gérôme : la mise en scène efficace repose sur l’éclairage et les décors naturels, les scènes de combats sont tournées caméra à l’épaule, le sang gicle à profusion dans une ambiance de violence et de saleté « moyenâgeuse », aucun détail gore n’est épargné, et l’humour très potache vise à mettre le spectateur dans sa poche. S’il ne se l’est jamais avoué, Gérôme était comme ces empereurs romains soucieux d’amadouer le peuple : n’offrait-il pas du pain et des jeux pour séduire son public ?
Jusqu’au 23 janvier 2011, Musée d’Orsay, 1, rue de la Légion-d’Honneur, 75007 Paris, tél. 01 40 49 48 14, www.musee-orsay.fr, tlj sauf lundi 9h30-18h, jeudi 9h30- 21h45. Catalogue, coédité par le musée et Skira Flammarion, 384 p., env. 400 ill., 49 euros, ISBN 978-2-0812-4186-2
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Panem et circenses
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Abonnez-vous dès 1 €- Commissariat : Laurence des Cars, conservatrice en chef du patrimoine, directrice scientifique de l’agence France-Muséums ; Dominique de Font-Réaulx, conservatrice au Musée du Louvre ;Édouard Papet, conservateur en
chef au Musée d’Orsay
- Itinérance : Musée Thyssen-Bornemisza, du 1 mars au 22 mai 2011
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°334 du 5 novembre 2010, avec le titre suivant : Panem et circenses