PARIS
La Cité de l’architecture donne à voir la richesse et la virtuosité des dessins de ce « maître de l’Art nouveau viennois ». L’audace et la fantaisie de sa vision ont heurté les tenants de la tradition, qui ne lui auront pas permis de réaliser tous ses projets.
Paris. Pour peu, Otto Wagner (1841-1918) aurait pu passer pour un « architecte de papier », ces maîtres d’œuvre qui produisent quantité de dessins mais bâtissent peu. Ce n’est absolument pas le cas de ce Viennois, encore que nombre de ses projets, aussi singuliers soient-ils, sont bel et bien restés dans les cartons. L’homme se révèle néanmoins un excellent dessinateur, comme en témoigne la multitude de splendides esquisses de sa main réunies au sein de la vaste exposition monographique « Otto Wagner, maître de l’Art nouveau viennois », proposée par la Cité de l’architecture et du patrimoine, à Paris. Les amateurs de dessins et plus précisément de dessins d’architecture seront comblés. Ceux de cet indéniable esprit moderne que souffla Otto Wagner, un demi-siècle durant, sur la capitale autrichienne. Car, outre les dessins, près de 500 pièces – peintures, objets, maquettes, photographies, films… – déroulent ici, de façon chronologique, la carrière de l’une des principales figures de l’architecture européenne du tournant du siècle.
Les travaux de Wagner s’étendent « de la plus petite échelle à la plus grande, de l’objet d’art à la ville sans fin », résume Hervé Doucet, co-commissaire de l’exposition. C’est-à-dire, du piano à queue qu’il fera fabriquer pour sa fille – dont on peut voir un croquis – ou d’un étonnant « chandelier pour sapin de Noël », en métal blanc, jusqu’à ce vaste plan d’urbanisme élaboré en 1911 pour la Vienne du futur : Die Großstadt [« La Grande Ville »]. Le parcours évoque ces différentes échelles et démontre, par la même occasion, toute l’étendue des talents de l’architecte.
Visionnaire, Otto Wagner comprend d’emblée qu’une esthétique historiciste est en complète contradiction avec l’Autriche contemporaine, son dynamisme politique, culturel, social et économique d’alors. Lui, regarde vers l’avenir et invente une architecture rationnelle, mêlant modes de construction innovants et matériaux nouveaux. En témoigne cette gigantesque maquette du « Musée municipal du Kaiser » – projet non construit imaginé pour la Karlplatz à Vienne –, arborant une étonnante coupole de métal entièrement ajourée.
Professeur à l’Académie des beaux-arts de Vienne, Wagner ne se prive pas d’y recruter les meilleurs éléments – Joseph Maria Olbrich, Joze Plecnik, Josef Hoffmann… –, lesquels se retrouvent au sein de son agence à mener de front un véritable « combat » pour la contemporanéité. D’ailleurs, ces collaborateurs ne se dénomment-ils pas eux-mêmes… « les soldats de la modernité » ? On peut voir, ici, un étonnant carnet à dessins intitulé Idées de Joseph M. Olbrich, futur auteur, à Vienne en 1897, du célèbre bâtiment d’exposition de la Sécession viennoise.
À observer les divers projets de vaisselle ou de papiers peints et, a fortiori, les meubles ou luminaires exposés, on perçoit chez Otto Wagner un désir de Gesamtkunstwerk [« œuvre d’art totale »], notion au cœur des préoccupations des avant-gardes. Plusieurs « period rooms » illustrent aussi sa quête constante de modernité. Ainsi en est-il du bureau des dépêches du journal Die Zeit, dont on admire les lustres originaux et une table aux piétements stylisés, ou de ce qui restera sans doute comme le chef-d’œuvre de Wagner, la Caisse d’épargne de la poste – la Postsparkasse. Sur une photographie d’époque prise dans la salle de bains d’un appartement de la Köstlergasse, le visiteur découvre, pensée hygiéniste oblige, une baignoire de verre entièrement transparente.
Mais les motifs dorés de la Maison aux médaillons ou les mosaïques truffées de roses rouges de la Majolikahaus bousculeront la bonne société. Pour les acteurs de la modernité, ces projets sont autant d’actes de libération des carcans académiques. Aux yeux des tenants de la tradition en revanche, il s’agit d’insupportables provocations. Ce qui explique, en partie, que nombre des projets d’Otto Wagner ne seront pas construits. « Contrairement à ce que l’on pourrait penser, estime Hervé Doucet, Wagner n’a pas autant réussi à marquer de son empreinte le paysage viennois. Il n’a, par exemple, pas construit d’édifice public prestigieux, qui aurait pu devenir une pièce maîtresse de la modernité. On pense, en particulier, au ministère de la Guerre, l’un des nombreux concours qu’il perdra. » Otto Wagner, trop moderne pour son époque ?
Des trésors de dessins d’architecture de toutes époques
En parallèle à l’exposition « Otto Wagner » sont présentés dans une vaste salle voûtée du sous-sol de la Cité de l’architecture une centaine de dessins tirés du séduisant fonds d’architecture du Musée de l’Albertina, à Vienne, soit quelque 50 000 dessins, 200 maquettes, des carnets d’esquisses, des photographies, des négatifs sur verre et autres documents écrits datant du XVIe siècle jusqu’à nos jours. Le parcours, sectionné en thématiques – ornementation et décoration, coupoles et tours, ponts et fontaines, couleur… –, apporte son lot de surprises, depuis cette étude du Bernin pour le couronnement du baldaquin du maître-autel de la basilique Saint-Pierre de Rome (1631), mêlant plume et sanguine, jusqu’à ces singulières et monumentales cathédrales projetées dans les années 1950, au Brésil, par l’Autrichien Clemens Holzmeister. Entre un dessin au crayon sur papier millimétré de Frank Lloyd Wright, Façade arrière de la maison de campagne de Dorothy Foster, à Buffalo (New York), et une esquisse au fusain par Helmut von Wagner-Freynsheim, Hôtel sur le massif du Rax, les graphismes comme les styles sont très divers. Relevons la proposition onirique/organique de Frederick Kiesler intitulée La Grotte pour la méditation (1963) et ce « projet environnemental critique », l’étonnant Objet signalétique pour Nuremberg (1971) signé par le collectif Haus-Rucker-Co et composé, notamment, d’un… index gonflable de 14 mètres de haut. Bref, les perles sont de sortie, à l’instar, encore, de ce dessin à la plume et au lavis de Domenico Del Frate, Cénotaphe de l’archiduchesse Marie-Christine (1805), d’une précision clinique telle qu’on frise la photographie.
Trésors de l’Albertina. Dessins d’architecture,
jusqu’au 16 mars 2020, Cité de l’achitecture et du patrimoine.
Christian Simenc
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°535 du 13 décembre 2019, avec le titre suivant : Otto Wagner, une modernité d’avance