Adulé dans le monde, le designer et artiste total Isamu Noguchi demeure peu connu en France, où il a pourtant signé le jardin de l’Unesco, à Paris. À Villeneuve-d’Ascq, une importante exposition lui rend hommage. Et justice.
Il a laissé son empreinte au cœur de Paris. Entre l’avenue de Suffren et l’avenue de Ségur, à l’abri des murs du siège de l’Unesco, Isamu Noguchi (1904-1988) a signé l’un de ses rares jardins japonisants dans le cadre d’une commande publique. Il en a dessiné les contours, le pont et le lac, choisi chaque arbre, chaque pierre bleue spécialement rapportée du Japon et placé dans ce paysage en miniature une Fontaine de la paix, taillée dans un bloc de granit. Réalisé pour l’ouverture de l’institution en 1958, cet espace, qui réussit la synthèse de la tradition zen et du formalisme moderniste, tout en inscrivant la sculpture dans une relation harmonieuse avec l’architecture, illustre la maîtrise à laquelle le plasticien nippo-américain, alors âgé de 54 ans, est parvenu. Le jardin de la Paix de l’Unesco lui vaut une reconnaissance internationale, et quelques lignes assez tièdes dans la presse française. Aujourd’hui encore, cette incompréhension semble avoir toujours cours. Adulé des amateurs de design pour ses graciles lampes en papier Akari et pour sa Coffee Table, une table basse devenue iconique, Noguchi demeure très mal connu en France pour son œuvre immense de sculpteur. En bois, en marbre, en granit, en basalte, en céramique, en bronze ou en métal, ses créations forment pourtant un corpus remarquable couvrant plus de soixante ans d’une carrière incroyablement prolifique, dont son musée, créé en 1983 à Long Island, à New York, offre un aperçu. La rétrospective itinérante accueillie ce printemps par le LaM [voir notre encadré p. 53] contribuera sans doute à renouveler enfin le regard que l’on porte en Europe sur l’un des artistes majeurs du XXe siècle.
Né de l’union illégitime d’un homme de lettres japonais, Yonejirō Noguchi, et de Leonie Glimour, une enseignante américaine également autrice, Noguchi grandit privé de toute affection paternelle, traité en étranger dans ses deux pays d’origine. De ses années passées dans l’archipel, à Chigasaki, au bord de la mer, il gardera en mémoire les sensations liées à un paysage où « la terre est de sable sombre, couverte de petits pins côtiers, un endroit où les patates douces et les pastèques poussent bien » [Noguchi, A Sculptor’s World, Thames & Hudson, 1967]. Si son enfance et son adolescence ont été marquées par les épreuves, ses débuts artistiques furent en revanche placés sous le signe d’une grande facilité. Inscrit à la Leonardo da Vinci Art School à New York, le jeune Isamu apprend sous la direction d’Onorio Ruotolo l’art du portrait et du nu académiques, deux genres dans lesquels il excelle aussitôt. Buste de Lincoln, naïades romantiques : sa virtuosité à modeler l’argile lui permet de subvenir à ses besoins et de quitter son petit boulot dans un restaurant. L’histoire aurait pu s’arrêter là, si le jeune homme n’avait nourri de plus hautes ambitions. Et s’il n’avait pas éprouvé un véritable choc esthétique en découvrant, à la Brummer Gallery, une exposition magistrale de Constantin Brancusi. Noguchi a tout juste 21 ans et, confronté à ces formes géométriques pures, comprend qu’il lui faut désapprendre tout ce qu’on vient de lui inculquer s’il veut trouver sa propre voie. Celle-ci, il en est convaincu, doit emprunter les chemins de l’abstraction. Une bourse du Guggenheim finance de façon providentielle un projet d’étude de trois ans pour lequel il prévoit de séjourner à Paris. Il y rencontre facilement Brancusi, dont il devient quelques mois l’assistant. Du génie roumain invariablement recouvert de la fine couche de poudre minérale qui emplissait son atelier il dira plus tard : « C’est lui qui m’a initié au travail de la pierre. »
Au cours de sa carrière, Noguchi n’a cessé de changer de matériau et de technique. Sa première véritable sculpture est une sphère de marbre dont un quart a été évidé (Sphere Section, 1927), première approche du principe du vide et du plein qui l’occupera toute sa vie. De retour à New York, où il expose ses réalisations parisiennes à la fin des années 1920, le jeune sculpteur réalise cependant qu’il n’a pas encore les moyens de sa radicalité. Ses « têtes » de personnages célèbres se vendent plus facilement que ses exercices de style constructivistes ou biomorphiques, qu’il laisse de côté, passant aussitôt à un autre registre. Bientôt, il pourra s’émanciper des attentes du public. Dans les années 1940, Noguchi produit ainsi, en assemblant avec des tiges de métal des plaques de marbre (matériau peu coûteux utilisé pour les façades d’immeubles), un ensemble de figures dans lesquelles on peut voir l’influence du surréalisme et de Picasso. Ces pièces lui valent d’être sélectionné dans l’exposition « Fourteen Americans » du MoMA, en 1946, aux côtés d’Arshile Gorky, Robert Motherwell, Saul Steinberg, etc. À la suite de cette exposition, Willem de Kooning le met en contact avec la Charles Egan Gallery, qui lui dédie en 1948 un solo show remarqué. Le très influent critique d’art Clement Greenberg se déplace et lui consacre une colonne dans The Nation. Pourtant, là encore, ce succès repose sur un malentendu, car Noguchi refuse d’être assigné à un registre donné. Il passe brillamment des formes lisses aux aspérités des blocs bruts, de la figuration à l’abstraction, de l’échelle domestique à celle, monumentale, de l’espace public ; conçoit des décors pour les spectacles de la chorégraphe Martha Graham, du mobilier, des jardins… Au point que son éclectisme déconcerte la critique. Avant de se concentrer quasi exclusivement sur la pierre, son matériau de prédilection à partir de la fin des années 1950, il travaillera tour à tour le cuivre, le bronze, le bois, la terre, la céramique, le métal, l’aluminium, l’albâtre et le marbre, qu’il affectionne particulièrement.
Alors qu’il travaille dans son studio de MacDougal Alley, à l’écart de la scène artistique new-yorkaise, Noguchi s’interroge sur le fait que « le fléau de l’industrialisme a poussé l’artiste en nous dans un coin spécifique, et que le destin de l’homme s’apparente de plus en plus à celui d’un spectateur ». Il prépare le synopsis d’un livre sur « l’environnement des loisirs », dans lequel il entend retracer les origines spirituelles et vernaculaires de la sculpture, sa relation à l’architecture et son rôle pour donner une signification à l’espace. Il en expose les grandes lignes à la Bollingen Foundation, qui soutient et publie des études de sciences sociales, et il obtient une bourse en 1949. Au printemps, il entreprend un voyage d’exploration de « l’environnement topographique » qui le conduit en Europe de l’Ouest, en Égypte, en Inde et en Asie du Sud-Est, où il rencontre, chemin faisant, les « penseurs qui comptent dans le champ de l’éducation, de la religion, de la psychologie, de l’architecture, des arts… ». L’artiste décroche deux compléments à cette bourse de la fondation Bollingen qui lui permettent, en 1951 et 1953, de poursuivre ses incursions en Europe, notamment sur le site de Stonehenge en Angleterre. Ce voyageur insatiable voyait dans ses périples une façon de compléter les lacunes de son éducation, explique Matthew Kirsch. Dans le catalogue co-édité par le LaM, le directeur de la recherche et du contenu digital au Noguchi Museum se penche de près sur ce nomadisme et vient souligner la façon dont ce dernier éclaire l’œuvre de Noguchi, à travers les révélations que lui offrent ses incessantes pérégrinations. Matthew Kirsch remarque d’ailleurs que, durant sa dernière décennie, l’artiste a conçu son musée de Long Island comme un « atlas personnel », avec des objets représentant les lieux et les moments liés à des épiphanies conduisant à des changements de direction dans son travail.
Noguchi résidera à plusieurs reprises au Japon au cours de son existence, approfondissant à chaque fois sa connaissance et sa compréhension de la culture nippone. L’un de ses premiers voyages en Asie, en 1930, lui laisse le sentiment qu’il n’a pas grand-chose à en apprendre, en dehors de la poterie préhistorique et des jardins minéraux. Cependant, les séjours successifs qu’il effectue au début des années 1950 s’avèrent bien plus fertiles. Noguchi, qui s’est marié entre-temps, y produit notamment une série de pièces en céramique inspirées des formes utilitaires, vases et récipients d’allure très spontanée, qu’il expose dans son premier solo show à Tokyo. C’est à l’occasion de l’un de ses séjours, dans une période de sa vie que l’on devine apaisée, qu’il a l’idée de ses lampes Akari fabriquées sur place avec le papier washi des lanternes traditionnelles. Plus tard, il transformera son atelier de l’île de Shikoku en musée à ciel ouvert où coule une rivière de pierres. Son biculturalisme et son désir de rapprocher l’Orient et l’Occident peuvent-ils fournir une clé pour comprendre son œuvre ? C’est ce que suggère les titres de ses sculptures One is Two, Two is One (1964) relève Guitemie Maldonado qui trouve également cette polarité dans « les caractères opposés, tels le lisse de la pierre polie et le rugueux de sa surface brute ou martelée, le creux et le plein, le plan et le volume, l’intérieur et l’extérieur ». Elle note aussi que que dans une étude sur l’œuvre de Noguchi du galeriste new-yorkais spécialiste des avant-gardes Julien Levy, celui-ci fait de la dualité un trait fondamental de sa sculpture, la voyant déclinée dans différents registres, depuis sa biographie et ses origines doubles. « Cette ascendance mixte a pu contribuer à l’attitude en quelque sorte “bipolaire” qui caractérise son œuvre », écrit le galeriste new-yorkais. Si cette analyse contemporaine de Noguchi peut sembler un peu réductrice, elle repose en tout cas sur une observation parfaitement fondée. Cette « bipolarité » ajoutée à un éclectisme revendiqué a sans doute privé l’artiste, qui ne se laissait enfermer dans aucun dogme, d’un soutien critique. Noguchi disait lui-même et non sans humour « I am a very successful unsuccessful sculptor » (« J’ai parfaitement réussi à être un sculpeur sans succès »). La formule est évidemment très exagérée, comme en témoignent les innombrables commandes publiques et privées auxquelles l’atelier de l’artiste dut faire face dès les années 1950. Noguchi parvint tout au long de sa vie à exprimer son génie créatif, avec une ferveur aiguillonnée par le sentiment d’avoir toujours tout à apprendre.
Au LaM, un hommage à ne pas manquer
C’est la première grande rétrospective de Noguchi en France ! Réunissant plus de 250 œuvres, objets et documents, cette exposition intinérante, rendue possible..., est déjà passée par le Barbican Center (Londres), le Musée Ludwig (Cologne) et le Zentrum Paul Klee (Berne). Son adaptation par le LaM comprend notamment un ensemble de sculptures et de dessins datés des années 1930 à 1960, qui auraient dû aboutir à la réalisation du Adele Rosenwald Memorial Playground de Riverside Park, à New York, un projet de réhabilitation urbaine mené en collaboration avec l’architecte Louis Kahn. Cette section illustre la façon dont Noguchi travaillait en relation avec le corps et l’espace. Une conception de la sculpture qui s’épanouit dans ses collaborations avec la chorégraphe Martha Graham, également mises en valeur par cette présentation.
Anne-Cécile Sanchez
« Isamu Noguchi. Sculpter le monde »,
du 15 mars au 2 juillet 2023. LaM, Lille Métropole Musée d’art moderne d’art contemporain et d’art brut. Du mardi au dimanche, de 10 h à 18 h. Tarifs : 11 et 8 €. Commissaires : Sébastien Delot et Grégoire Prangé. www.musee-lam.fr
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Noguchi, la France redécouvre son génie
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°763 du 1 avril 2023, avec le titre suivant : Noguchi, la France redécouvre son génie