LYON
Intelligemment agencée, l’exposition du Musée des beaux-arts orchestre des face-à-face astucieux depuis Rembrandt jusqu’à nos jours.
LYON - L’histoire ne date pas d’hier. C’est à la légende de Narcisse, souvent considérée comme une métaphore matrice des origines de la peinture, que l’on doit le mythe fondateur de l’autoportrait. Le récit raconte les noces du visage et du « miroir aquatique » et l’impossibilité pour l’éphèbe grecque d’atteindre son objet de désir.
Sans remonter à la nuit des temps, c’est ce thème que propose le Musée des beaux-arts de Lyon, à partir d’œuvres choisies dans sa collection mais également dans celles de la Staatliche Kunsthalle de Karlsruhe – qui a précédemment présenté une version moins réussie de la même exposition – et de la Scottish National Portrait Gallery à Édimbourg. S’agissant d’une rare collaboration internationale, l’initiative est digne d’être saluée.
Les commissaires ont établi une typologie claire et précise, découpée en sept chapitres. Sans bouleverser la chronologie, ils mêlent parfois des périodes distinctes, pour mieux saisir l’évolution de la représentation de soi au-delà de certaines constantes.
Dénommée « Le regard de l’artiste », titre plutôt tautologique, la première section met en scène l’artiste isolé face à son effigie. Au vu de tous ces visages qui nous entourent, une question se pose : comment faire la différence entre l’autoportrait et le portrait ? Sur le plan pictural, on aurait toutes les peines du monde, sans l’aide des cartels, à distinguer les représentations que les artistes font d’eux-mêmes. Si les autoportraits affichent une intensité, un sentiment d’intimité, un « je ne sais quoi » rendant leur identité plus authentique, on reste dans l’impossibilité de définir des critères précis permettant de les différencier de leurs faux frères. Faut-il croire Michel Tournier, pour qui l’autoportrait serait « le seul portrait qui reflète le créateur au moment de l’acte de la création » ? Quoi qu’il en soit, il faut souligner d’emblée l’importance du visage, le plus souvent le point focal de la représentation ici. D’autant plus quand le cadre se rétrécit, à partir du romantisme, et que le « spot » se dirige directement sur l’individu. Désormais, tout se passe comme si le peintre cherchait à éliminer l’écran qui s’interposerait entre son visage et celui du spectateur, pour créer un face-à-face miraculeux qui effacerait, le temps d’une rencontre privilégiée, les artifices de la représentation. Ce sont les expressionnistes – Munch, au visage livide et blême ; Erich Heckel, au portrait recouvert de vert sourd et comme scarifié par un jeu de lignes ; ou encore Ludwig Meidner, dont la tension extrême déforme la face – qui font de l’autoportrait une apparition où le peintre n’est plus capteur de ressemblance mais fabricant de rencontres insolites.
L’artiste en représentation
Puis, dans un registre différent, c’est la section « L’artiste, un homme du monde ». Ici, il n’y a d’autoportrait que double, car les créateurs accordent autant d’importance à leur apparence sociale ou institutionnelle qu’à leur apparence physique. Les poses sont plus conventionnelles, les costumes somptueux ; parfois les artistes se montrent pinceaux et palette à la main, sans toutefois les manier, mais uniquement pour afficher toute leur fierté professionnelle. En somme, ces autoportraits sont la figure d’individus en représentation.
Dans la section suivante, l’artiste est montré dans son atelier, qui n’est plus ce lieu clos où la cuisine picturale se mijotait secrètement. Progressivement, ses murs sont devenus comme transparents, ses frontières poreuses. Plus qu’un lieu de travail, l’atelier se transforme en espace d’exhibition – Autoportrait de George Jamesone (1642) –, voire un lieu de sociabilité à la mode. Parfois même il se situe dans la nature comme avec l’œuvre étonnante d’Antoine Duclaux, un pique-nique artistique à la campagne (Halte d’artistes au bord de la Seine, 1824). Moins convaincante est la partie « Portrait de famille et amitiés », où l’on a affaire aux portraits de groupe dans lesquels l’artiste joue un rôle plus ou moins important. En revanche, les véritables « Jeux de rôle » qui suivent forment un point fort de l’exposition. Si, depuis la Renaissance, le peintre se glisse dans la foule des adorateurs d’une scène religieuse, plus tard les artistes n’hésitent pas à désorienter le spectateur, à greffer sur leur apparence les traits d’un autre ou à emprunter une fausse identité. Ainsi, Cindy Sherman se grime et se déguise en d’innombrables personnages. Ailleurs, le visage de Douglas Gordon se transforme et devient bestial. Ailleurs encore, dans la très belle vidéo Ne croyez pas que je suis une amazone, 1975, réalisée à partir d’une performance, le visage d’Ulrike Rosenbach, une apparition désincarnée, se superpose à l’icône de la peinture allemande : La Vierge au buisson de roses (vers 1440) de Stefan Lochner. La diversité des œuvres fait naître un soupçon ; l’inaccessible vision directe de soi – cette incertitude fondamentale inscrite dans l’autoportrait – lui permettrait de n’en faire qu’à sa tête avec ses innombrables déguisements et métamorphoses ?
Le style avant l’homme
Les deux chapitres finaux font en quelque sorte le grand écart. Le premier, Face au monde, présente des travaux – peu nombreux – où les artistes, tout en se montrant eux-mêmes, ne restent pas insensibles aux événements de l’histoire. Une estampe de Max Beckmann, au titre parlant, La Déclaration de guerre 1914, en est un exemple. À l’opposé de cet élargissement de l’horizon, la dernière section, très riche, se concentre sur le plus intime : le corps. Le puzzle réunissant les parties du corps de John Coplans, sa chair, les mains de Beuys ou encore la photographie du cerveau (le sien ?) par Helene Chadwick illustrent fort bien la fin du mythe qui voit dans le visage le miroir de l’âme indispensable à l’autoportrait.
Un dessin de Sonia Delaunay, deux cercles chromatiques abstraits, indique toutefois obstinément dans son titre : Autoportrait (1916). Faut-il croire que l’autoportrait rêvé, la manifestation d’une subjectivité singulière, au moins pendant la période de la modernité, n’est plus celui proposant l’apparence physique de l’artiste mais plutôt son style particulier. Peut-être, en dernière instance, pour retrouver les « traits », c’est désormais à la peinture même qu’il faudra s’adresser ?
Commissaires : Sylvie Ramond, Stéphane Paccoud, Ludmila Virassamynaïken
Nombre d’artistes : 120
Nombre d’œuvres : 150
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Narcisse se pose à Lyon
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Jusqu’au 26 juin, Musée des beaux-arts, 20, place des Terreaux, 69001 Lyon, tél. 04 72 10 17 40, www.mba-lyon.fr, tlj sauf mardi 10h-18h, entrée 7 €. Catalogue, éd. Snoeck, Gand, 288 p, 40 €.
Légende photo
Erich Heckel, Portrait d’homme, 1919, gravure sur bois en couleur, Staatliche Kunsthalle, Karlsruhe. © Photo : Annette Fischer/Heike Kohler/Staatliche Kunsthalle Karlsruhe.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°455 du 15 avril 2016, avec le titre suivant : Narcisse se pose à Lyon