Dans une galerie du périmètre « design », entre Conran et Sentou, Ruddy Candillon est le troisième photographe à être présenté à la galerie Arabesques, que François Bellet consacre désormais à la photo et aux installations de lumière « colorisée » des « couturiers de la lumière » Philippe Cholet et Jean Luc Ledeun. Ancien graffiteur de rue et de raves (FFF, Sai-Sai, Spiral tribe), DJ mix, il entre aux Beaux-Arts en 1996 et découvre, grâce aux labos photos, sa propre voie. De la bombe au pinceau, il s’était lancé dans la peinture, mais demeurait ce besoin du geste, du mouvement, de la mise en scène dans un espace à trois dimensions. La fameuse signature de Picasso, à la torche sur une photo, est un déclic. En 1996,il commence ses premières expérimentations sur lui-même, dans son escalier ou dans la glace de son lavabo. Dans la pénombre, l’ancien tagueur pointe d’une petite torche plate Wonder, son propre corps, son visage. Les traces du faisceau éveillent des images fantasmes. Comme l’homme des cavernes imprimant ses mains couvertes de peinture sur les murs, le DJ clubber fait émerger du noir son corps dans l’espace. Autoportraits hallucinés qui doivent beaucoup aux cours d’anatomie de son maître aux Beaux-Arts, Debord. Nouveau Duchenne de Boulogne, il devient son propre cordonnier et fait surgir, à la lumière rasante du faisceau, une nouvelle réthorique des passions. Triceps et clavicules, têtes grotesques, membres démultipliés, pantin désarticulé qui rapprend à vivre sous l’objectif, ouvert à mi-diaphragme lors de patientes pauses.
Ruddy ne privilégie aucun sujet.
Sur ce point il est on ne peut plus traditionnaliste, mais le portrait ou le paysage éclatés font apparaître des fantômes qui attendaient dans l’ombre. Si le hasard est de la partie, tout est construit, tout est voulu dans cette superposition des couleurs, le cerveau ordonne la construction sous l’œil voyeur. Subversion pictorialiste aux antipodes de l’image poudreuse et tremblée de papa, censée évoquer l’émotion du moment, l’impression naïve de l’instant. La couleur fortement empoignée évite tout dérapage, les coulures et autres sanies du pigment sont cernées de traits brutaux. Certains modèles, certains lieux s’imposent avec une violence équivoque. Un travelo brésilien assis sur un trône de métal de récupération se détachant sur la paroi immaculée d’une chambre froide. Rien de prémédité pourtant, aucun accessoire, l’occasion, la rencontre, le moment décident de tout : robes des travelos, rongées de couleurs contradictoires, usines envahies par les lianes, villes atones et nocturnes visitées par le photographe, Narcisse incandescent.
Au XIXe siècle les Anglais adoraient les tableaux de féeries, ici les fées ont avalé des champignons hallucinogènes et les gnomes ont les yeux révulsés par un bad trip. Sous la lumière de la pleine lune, les grandes feuilles de bananier s’illuminent d’un rouge de vitrail. Les profondeurs du sous-bois invitent aux entrelacs des feux follets.
La nature n’est qu’un prétexte aux projections que le photographe éveille, balisant et brouillant d’un même coup de couleur les pistes. Les floraisons aux couleurs crues contreviennent aux lois de la botanique, de simples feuilles s’épanouissent en corolles, la fougère embrasée laisse poindre une ombre bleue, une nouvelle dynamique chromatique bouleverse les sensations attendues. Rien n’échappe au pinceau lumineux de Ruddy, saint François dialoguant avec les vers luisants, lucioles et fantasmes qui flottent au-dessus des massifs les plus peignés. Les maisons ocre aux volets verts perdent leur « côté sud » pour dériver, sans repères, sous une lune blême. Réveillés d’entre les morts, les visages sont réduits à l’essentiel, au masque, faces postopératoires, aux traits reconstitués, affichant sur la pellicule l’éphémère comme un coup de poing. Les attributs du portrait sont remplacés par des superpositions et des transparences, plus révélatrices que les traditionnelles allégories.
Les palmettes de cannabis sortent de la bouche hallucinée, faisant claquer dans l’obscurités des étincelles bleues.
Malgré les Beaux-Arts, le talent n’est pas gâché par la référence. Les plissés du travelo geisha recréent sans le savoir les vertiges qui faisaient chavirer Mallarmé et les admirateurs de la Loïe Füller. Sans connaître Explosante fixe ou la Locomotive immobilisée par la jungle publiée par Minotaure, Ruddy Candillon, réinvente les arcs électriques et les condensations subites de la « beauté convulsive ».
PARIS, galerie Arabesques, 8 rue de Comaille, VIIe, tél. 01 45 49 35 54, 28 février-20 mars.
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Narcisse incandescent
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°545 du 1 mars 2003, avec le titre suivant : Narcisse incandescent