Pendant la Première Guerre mondiale, des artistes envoyés à Verdun pour combattre ou pour représenter la guerre ont réussi, le plus souvent difficilement, à créer. Ces œuvres nées de l’enfer sont réunies pour la première fois.
Fleury-devant-Douaumont (Meuse). Cette année, la toile de Félix Vallotton, Verdun. Tableau de guerre interprété, projections colorées noires, bleues et rouges, terrains dévastés, nuées de gaz (1917, est entrée au Mémorial de Verdun pour la première fois. Elle achève en majesté le parcours réunissant, sous le commissariat de Clotilde Bizot-Espiard et Édith Desrousseaux de Medrano, plus d’une centaine d’œuvres réalisées sur place par des Français ou des Allemands pendant la Grande Guerre. Le paradoxe est que la toile est la seule à ne pas avoir été conçue au plus près du champ de bataille ; le peintre franco-suisse est en effet resté à distance pour créer ce chef-d’œuvre presque abstrait qui rend parfaitement compte de ce qu’a été cette première guerre industrielle de l’Histoire : une apocalypse.
Vallotton s’était porté volontaire pour une mission de peintre aux armées et figure donc dans la section qui leur est consacrée. François Flameng a, lui, peint la ville en ruine, mais aussi une scène prise sur le vif, Verdun, vue prise du fort de la Chaume (18 mars 1916), montrant deux soldats territoriaux avec pelle, pioche et bouffarde qui passent sans le regarder au large du champ de bataille fumant. À l’opposé, Georges Capgras, avec L’Enlisé (1917), décrit l’agonie terrible d’un homme se noyant dans la boue, écho à sa propre tragédie car, alors qu’il travaille à cette toile, son fils est en train de mourir des blessures reçues au combat.
D’autres peintres se trouvaient à Verdun en qualité de conscrits. Les lavis de Raoul Lespagne et les eaux-fortes d’Henri Desbarbieux traduisent magnifiquement l’atmosphère poisseuse des tranchées, l’attente, la perte de repères dans une nature d’où a disparu toute vie. Sur un croquis qu’il intitule Morts par les gaz, près Verdun (1918), Ernest-Louis Lessieux écrit : « Il faudrait que tout le monde voit [sic] cela pour avoir une idée de la guerre. » André Derain rédige de belles lettres mais ne peut plus peindre lorsqu’il se trouve au front dans des conditions très dures. La seule production qu’on lui connaît est un masque découpé dans une douille d’obus – un visage figé dans un cri. Franz Marc travaille à une commande d’illustrations pour La Genèse avant de mourir touché par un éclat d’obus sur son cheval lors d’une mission d’observation. Fernand Léger dessine une ville de Verdun fragmentée et déclare : « Il n’y a pas plus cubiste qu’une guerre comme celle-là qui te divise plus ou moins proprement un bonhomme en plusieurs morceaux. »
Les artistes amateurs aussi cherchent la beauté dans le chaos ou se donnent pour mission de témoigner. Charles Grauss peint le soleil couchant sur la Meuse et sur Passavant-en-Argonne (Marne), tandis que l’Allemand Johannes Glüsing croque les hameaux en ruines de Saint-Baussant et Maizerais. En février 1916, sur le front, le poète Marc de Larréguy de Civrieux écrit Les Soliloques du soldat : « Quand je demande autour de moi/Quel est le but de ces tueries,/On me répond le mot : « Patrie ! »/Sans en comprendre le pourquoi… » Il meurt à 21 ans, le 18 novembre 1916, sur la côte de Froideterre près de Verdun.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°599 du 18 novembre 2022, avec le titre suivant : Mémoire de l’apocalypse