CATEAU-CAMBRÉSIS
Le Musée du Cateau-Cambrésis retrace la formation du peintre, dans l’atelier de Gustave Moreau, copies de chefs-d’œuvre à l’appui, comme au travers de ses échanges avec Camoin, Derain, Manguin, Marquet ou Signac.
Le Cateau-Cambrésis (Nord). La notion de « génie » fait partie du vocabulaire employé par l’histoire de l’art depuis longtemps – par Vasari qui l’utilise pour les géants de la Renaissance, ou par les critiques l’attribuant à l’œuvre précoce de Picasso. « Devenir Matisse », au Cateau-Cambrésis, s’interroge avec intelligence sur ce mythe sans remettre en cause la révolution picturale qu’entraîna Matisse (1869-1954). À l’occasion du 150e anniversaire de sa naissance, l’exposition met en lumière les premières années d’apprentissage de l’artiste, les artistes qu’il a admirés et ceux avec lesquels il a dialogué. Avec beaucoup de précision elle démontre, pour paraphraser une phrase célèbre, que l’on ne naît pas génie, on le devient.
Rien, en effet, ne prédisposait celui qui a vu le jour dans une famille bourgeoise du Nord à devenir artiste. Sous la pression de son père, il fait des études de droit et commence à travailler comme clerc d’avoué dans une étude à Saint-Quentin (1887-1889). C’est à ce moment qu’il tombe malade et reste alité quelques semaines. Pour le distraire, sa mère lui offre une boîte de peinture avec laquelle il réalise ses premiers chromos. Cet épisode, maintes fois raconté, prend des allures de révélation. D’autres « révélations », comme l’émotion ressentie face aux œuvres de Chardin et de Goya, suivront. Cependant, même si l’on peut admettre que le hasard fait – parfois – bien les choses, ces « moments magiques », souvent reconstitués rétrospectivement, réveillent surtout un besoin créatif déjà là. C’est pourquoi Matisse quitte rapidement son travail, « monte » à Paris et s’inscrit successivement aux ateliers de William Bouguereau et de Gabriel Ferrier pour préparer le concours d’entrée à l’École des beaux-arts.
Le parcours, essentiellement chronologique, commence par les copies d’après les moulages en plâtre d’œuvres antiques et d’études d’après modèle vivant (Nu debout, 1892). Ayant échoué à l’admission aux Beaux-Arts, le peintre trouve un maître qui n’applique pas les formules rigides de l’enseignement classique, Gustave Moreau. Encouragé à visiter le Louvre, Matisse y copie, entre autres tableaux de Chardin, Le Buffet, et ce sujet complexe et énigmatique qu’est La Raie.
Parmi les nombreux prêts que le musée a obtenus, y compris d’institutions américaines, le visiteur a droit aux importantes toiles et sculptures en provenance du Louvre – Le Pied-bot de José de Ribera, l’Apollon de Piombino ou le Couros de Paros. Ces œuvres furent sans doute une source d’inspiration pour l’artiste, mais, comme toujours, quand on évoque la notion d’influence, c’est le point d’arrivée qui compte et non le point de départ. La démonstration ici est saisissante : la première version matissienne de Fruits et riche vaisselle sur une table (1640), de Jan Davidsz De Heem, une nature morte flamande classique, est d’une précision méticuleuse. En revanche, la version ultérieure, réalisée en 1915, est une véritable transposition. Chez Matisse, les objets restent pratiquement les mêmes que dans l’œuvre ancienne, mais le langage est résolument celui de la modernité.
À l’atelier de Moreau, et aussi en dehors, il fait la connaissance de ceux qui vont rester des compagnons de presque une vie : Camoin, Derain, Manguin, Marquet ou Signac. Ce sont les échanges entre eux qui permettent l’évolution de chacun. Ainsi, le pointillisme systématique de Signac se transforme chez Matisse en touches disposées d’une manière irrégulière sur la toile, laissant une place importante à la couleur blanche, d’une éblouissante luminosité dans son chef-d’œuvre Luxe, calme et volupté (1904, [voir ill.]). Puis, les touches s’éloignent les unes des autres, deviennent taches ; les couleurs affirment de plus en plus des accords dissonants. Naissance du fauvisme in vitro ? Oui et non, car de même que la présentation permet de voir le tâtonnement de Matisse dessinateur – une belle série de personnages vus de dos rapprochée de celle de Marquet, où, à la description anatomique pédante, se substitue une vision stylisée qui fait fi des détails –, la couleur n’apparaît pas d’un seul coup. Ainsi, exécuté en 1900, le Pont Saint-Michel possède déjà une gamme chromatique exceptionnelle et un cadrage inhabituel.
Peintre, Matisse fut également sculpteur. Une section aborde son rapport avec Rodin. Rapport limité, car même si Matisse admire la puissance de son aîné, les libertés plastiques qu’il prend dans le traitement du corps se placent sous le signe du primitivisme (Nu couché I, 1907).
La fin de l’exposition est moins flatteuse pour Matisse. À l’instigation de Sarah Stein, l’artiste ouvre une académie dans son ancien atelier parisien en 1908. Malgré l’afflux de candidats, dont beaucoup sont issus de pays nordiques, l’expérience tourne à l’échec. Les œuvres réalisées par ses élèves – Max Weber, Oskar Moll, Rudolf Levy – ici exposées sont d’une qualité moyenne. Paradoxalement, l’enseignement de Matisse a peu en commun avec l’audace de sa production plastique. L’expérience ne dure qu’un temps. Avant que l’artiste ne se consacre entièrement à sa création.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°535 du 13 décembre 2019, avec le titre suivant : Matisse, ceux d’avant et ses contemporains