Un peu plus d’un an après sa rétrospective au Centre Pompidou, Martial Raysse présente une nouvelle et très attendue exposition au Palazzo Grassi, à Venise. L’exposition de François Pinault, fidèle soutien de l’artiste, allait-elle rivaliser avec celle du MNAM ? Force est de constater qu’elle la surpasse en proposant plus qu’une rétrospective : des perspectives !
Dix-huit mois ont passé depuis la dernière exposition rétrospective de Martial Raysse au Centre Pompidou et voilà que, déjà, le Palazzo Grassi nous en propose une autre. On aurait pu penser que cela allait être redondant. Pas du tout. C’est même quelque peu troublant de voir à quel point tout y est différent et comment la découverte de cette dernière occulte relativement vite la mémoire de la précédente. Et pourtant l’exposition parisienne ne manquait ni d’intérêt ni d’allure, permettant soit de retrouver l’une des figures majeures des cinquante dernières années, soit de découvrir la démarche tout à la fois audacieuse et risquée d’un artiste sans concession. Un artiste qui a signé un contrat avec la peinture, quand bien même il n’a pas toujours usé de pigments pour la défendre et s’est inventé mille et un protocoles de travail pour la célébrer.
Deux approches contraires
À l’analyse, deux raisons majeures expliquent cette différence. Il est premièrement question de lieu. Organisée en son sein par le Musée national d’art moderne, l’exposition du Centre Pompidou participait à la consécration d’un artiste en opérant l’historicisation définitive de son aventure de création. L’importance de l’institution et sa réputation internationale chargent toute exposition sous sa tutelle d’un poids certain que ses espaces d’exposition ne contribuent pas toujours à alléger, d’autant que leur côté white cube est souvent pénalisant. Malgré tous les soins scénographiques de Catherine Grenier qui en était la commissaire, l’exposition de Raysse à Beaubourg souffrait ici et là de manque d’ampleur, sinon de recul pour les grandes pièces. Le Palazzo Grassi, quant à lui, offre à l’artiste des espaces individualisés, des volumes variés et une rare qualité de lumière qui siéent davantage à son travail. La magie de cet écrin posé à ras du Grand Canal tient encore au fait de la collusion entre l’idée de magnificence architecturale et ce quelque chose d’une force de la tradition qui gouverne prospectivement l’œuvre de Martial Raysse.
En second lieu, il est question de choix d’accrochage. Trop attachée au soin d’une présentation didactique et donc chronologique, l’exposition parisienne pénalisait l’appréhension d’une œuvre dans la richesse d’invention de son développement et le recours au fil du temps à des formulations et des matérialités très différentes. Partant, elle fortifiait nombre de malentendus quant à la pertinence, à la radicalité et à la nature des enjeux de la démarche de l’artiste, accréditant la thèse de nombreux de ses détracteurs que celui-ci s’était égaré dans une défense éperdue de la peinture seule. Si l’œuvre de Raysse trouve en revanche à Venise à s’épanouir dans la plénitude de sa diversité, c’est justement grâce au choix qu’a fait Caroline Bourgeois, la commissaire de l’exposition, de ne pas jouer le parti pris chronologique mais d’orchestrer tout un ensemble de rapprochements entre des œuvres de périodes et de factures parfois très éloignées. Le regard y est alors convoqué à l’exercice le plus propice à mesurer l’intention de l’artiste, celle qui structure sa trajectoire, à savoir affirmer la liberté de la création – le « droit de tout oser » cher à Gauguin ? – par-delà tous les chemins de traverse empruntés.
Un long fleuve rimbaldien
Vérification faite dès le début de l’exposition, dès lors que le visiteur pénètre dans le patio du Palazzo Grassi. Il y découvre en effet un important ensemble de grandes vitrines transparentes dans lesquelles est placé tout un monde de varia, pour l’essentiel de petit format : dessins, peintures, sculptures, assemblages, etc., qui sont autant de modèles potentiels à la réalisation d’œuvres. Il y va de tous les motifs, de toutes les figures, de tous les matériaux : c’est un peu comme si l’on entrait dans l’imaginaire de l’artiste au moment même où il est en train de bricoler un projet à venir. Comme s’il nous était donné de palper du regard la création en cours. Une façon aussi de mise à nu de la démarche de Raysse tant on se sent proche de ses recherches, de ses trouvailles, voire de ses hésitations ou de ses dérives. Quelque chose de fragile, d’intime et d’émouvant nous est ici livré qui constitue une introduction particulièrement forte au parcours qui s’ensuit.
Et comme s’il fallait rencontrer l’auteur de ce vivier après cette sorte d’initiation qu’éclaire de ses feux alternatifs sa fameuse main de néons (America America, 1964), le voilà qui nous attend sur le palier de l’escalier conduisant aux étages. Il se dresse, tout droit devant nous, sorti d’on ne sait quelle fange originelle, gris, presque sale, hiératique comme une sculpture de Giacometti, les yeux cernés par en-dessous de deux croissants de lune qui excèdent l’intensité de son regard. Il tient dans ses mains une sorte de grande poche emplie d’un étrange magma comme une offrande mystérieuse. Invitation à entrer dans son monde, à se laisser envahir par ses rêves, à partager ses visions. L’art de Martial Raysse est requis par le don. La traversée de l’œuvre sur les deux étages du palais se présente alors comme un long fleuve rimbaldien qui entraîne le regard à l’épreuve de toutes sortes d’expériences perceptuelles et sensorielles, mêlant mythes et sujets triviaux, narrations et arrêts sur image, violence et sensualité, espoir et désillusion, dans un jeu comparé de scènes et de saynètes imaginées au fil des ans. Si les séries rythment le cours de la création, elles ne s’attardent jamais tant l’artiste témoigne d’une permanente impatience à l’expérimentation. Voyez cette salle de portraits où Make Up de 1962 dialogue avec Radieuse des nuages de 2012. Cette autre de figures féminines allongées – hommage à Manet ? – où Made in Japan de 1963 est confrontée à tout un lot de travaux tels Belle des nuages de 2002 et Reste mais boude de 2011. Celle encore où la sensuelle Suzanna, Suzanna de 1964 s’enrichit du dramatique Le jour où Gilbert s’est noyé de 2012 – et vice-versa. Sans parler des audacieux morceaux comme L’Enfance de Bacchus (1991), Le Jour des roses sur le toit (2000-2005), Heureux Rivages (2007), ou bien encore cet imposant Ici plage, comme ici-bas (2012), une véritable somme qu’accompagne tout un lot de travaux préparatoires, et cet énigmatique dernier tableau Temps couvert à Tanger (2014). Ici et là, la grande et la petite histoire mêlées, l’universel et le quotidien convoqués, le regard passionné de l’artiste sur la figure féminine, l’obsession de l’objet, l’impatience de la couleur, enfin ce temps donné à la peinture qui en fait le luxe.
« Le parti pris est d’offrir à la fois des perspectives et une rétrospective », précise Caroline Bourgeois. Sa conviction est que « le travail le plus récent modifie la façon de regarder le plus ancien et apporte une plus grande profondeur en relançant la question de la place de la peinture comme de celle de l’artiste. » La peinture, Martial Raysse l’aborde dans tous ses états et dans tous ses recoins. Peintre, il l’est absolument. A contrario de ceux qui le taxent d’y retourner – comme si cela était une tare ! –, il dit : « C’est faux. J’y arrive à peine. On a une page blanche devant soi et on se trouve exactement devant la même situation qu’au Moyen Âge. Rien n’a changé. » Belle leçon d’humilité dont l’exposition du Palazzo Grassi est une illustration prospective.
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Martial Raysse, d’une exposition à l’autre
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Abonnez-vous dès 1 €Jusqu’au 30 novembre 2015. Palazzo Grassi, Fondation François Pinault, Venise (Italie). Tous les jours de 10 h à 19 h. Tarifs : 15 et 20 €.
Commissaires : Caroline Bourgeois en collaboration avec l’artiste.
www.palazzograssi.it
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°679 du 1 mai 2015, avec le titre suivant : Martial Raysse, d’une exposition à l’autre