Art contemporain

Maria Lassnig : Autoportraits pluriels

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 24 mars 2022 - 809 mots

BONN / ALLEMAGNE

L’artiste autrichienne exposée à Bonn se prend pour sujet dans ses toiles, un corps ou une figure humaine qu’elle retourne comme un gant, examine de l’intérieur, disloque, transforme, maltraite parfois.

Bonn (Allemagne). Les vastes salles du Kunstmuseum Bonn sont loin d’être bondées. Maria Lassnig (1919-2014), une des peintres autrichiennes les plus importantes du XXe siècle, reste apparemment méconnue en Allemagne. Paradoxalement, cette relative absence de visiteurs accentue l’effet sidérant de vacuité que dégagent ces nus féminins isolés sur fond de grands espaces vierges. Cette manière de ne pas fournir de renseignements sur leur contexte n’a rien d’étonnant, car c’est par l’intérieur de son corps que Lassnig est intéressée (Inside out, 1992). Selon ses propos tirés du catalogue, ce sont « la solitude de l’observatrice critique, l’incapacité d’exploiter quelqu’un d’autre […] et l’application d’un scalpel scientifique sur un objet consentant, le Soi » qui lui imposent ce choix.

Violence et tension

La figure, appréhendée comme un corps flottant, tantôt perd son enveloppe et se désintègre dans le champ pictural, tantôt, « sous l’effet sensible d’un étirement, se heurte à ses propres limites à travers l’espace qui l’entoure » (Wolfgang Drechsler, dans le catalogue du Musée des beaux-arts de Nantes, 1999). Vu de l’intérieur, le corps dont s’empare Lassnig est morcelé, et comme dépourvu d’organes. Les coulures de couleur – essentiellement des verts turquoise et des magentas saturés – forment des chairs qui ont perdu de leur opacité, laissant apparaître la blancheur du support (Fat Green, 1961).

Héritière de la tradition autrichienne, le lien de Maria Lassnig avec la modernité inaugurée par Klimt et Schiele reste indiscutable. Comme eux, elle est adepte de l’autoportrait, un thème introspectif où la distance du peintre au modèle se rétracte, où la perspective s’abolit. Dans cette quête d’un soi à la fois connu et inconnu, l’artiste se peint souvent en mi-femme, mi-créature animale ou mythologique (Self-Portrait as Animal, 1963 [voir ill.] ; Eye in Danger, 1993).

Cependant, aucune esthétisation chez Lassnig ; rien n’est sublimé, tout est cru. La violence et la tension qui traversent son œuvre rappellent son appartenance au Hundsgruppe (littéralement le « Groupe des chiens », cofondé par Arnulf Rainer), influencé par l’expressionnisme abstrait et l’action painting.

Mais, plus encore, ces êtres hybrides portent les traces de sa rencontre avec le surréalisme – grâce à une bourse, l’artiste se rend à Paris en 1951 où elle rencontre André Breton. Pendant ce séjour, elle découvre également l’art informel pratiqué en France, avant tout par Jean Fautrier et Camille Bryen. Toutefois, si l’écriture automatique surréaliste ou l’expressionnisme abstrait américain et le dripping accordent une importance primordiale à la corporalité dans l’activité picturale, l’œuvre de Lassnig n’est guidée ni par l’inconscient ni par l’abstraction. Face à l’inaccessible vision directe de soi, elle représente seulement les parties de son corps ressenties pendant le travail. Ressenties ou perçues et non pas reflétées dans un miroir, car elle tient son corps au bout du regard. « Je dessine et je peins un tableau dans une certaine position du corps : par exemple, assise, appuyée sur un seul bras, on sent son omoplate, du bras on ne perçoit que la partie supérieure, tandis que les paumes nous font l’effet d’une canne d’invalide »,écrit-elle dans le catalogue (voir Lady with Brain, vers 1990 ; Feet, 1987-1989). Comme le note Michel Tournier, l’autoportrait serait « la face embrassée par l’acte créateur du peintre lui-même […] qui le reflète au moment de l’acte de la création » (De l’autoportrait à l’autodestruction, catalogue, Stuttgart, 1985).

Des métamorphoses

D’autres autoportraits figurent des personnages à qui manquent des parties du corps (Self Abstract, 1993). Mis en morceaux, le corps de l’artiste se transforme en un montage organique qui ne respecte plus les lois de l’anatomie. Pour échapper définitivement à l’image traditionnelle de soi, Lassnig opte pour la solution radicale de la métamorphose : la figure humaine fusionne soit avec l’objet, soit avec la nature (Body Housing, 1951). Ailleurs encore, l’autoportrait, étrange ou grotesque, se décline au pluriel (3 Ways of Being, 2004 ; Janus Head, 1999). De fait, comme d’autres artistes elle n’a plus la naïveté de croire que chacun possède une seule et unique identité et s’affiche toujours avec le même visage.

Dans une autre section de l’exposition, intitulée « Relations », deux images illustrent ironiquement cette idée. La première, Re-lation (1992), est une série de visages de profil, de faces désossées, aplaties et comprimées. Des visages ou plutôt des gueules béantes, des figures zoomorphes monstrueuses, une lointaine évocation des têtes de Francis Bacon. Attachés par une corde – un barbelé ? –, ces « personnages » tronqués entretiennent de drôles de relations. Puis, dans un face-à-face terrifiant, une femme vieillie et nue, la chair flasque, le sexe en évidence, tient deux armes à la main : la première pointée sur sa tempe, la seconde sur le spectateur. You orMe, 2005 [voir ill.]. Une version originale de la roulette russe ? Le spectateur, lui, n’est pas trop rassuré.

Maria Lassnig, Staying Alert,
jusqu’au 8 mai, Kunstmuseum Bonn, Helmut-Kohl Allee 2, Bonn, Allemagne.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°585 du 18 mars 2022, avec le titre suivant : Maria Lassnig : Autoportraits pluriels

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