Après Degas en 1993, la Fondation Gianadda s’intéresse à une autre figure phare du XIXe siècle francais : Édouard Manet. Une centaine d’œuvres illustreront le parcours complexe et parfois déroutant d’un artiste qui se plaisait à soutenir les idées impressionnistes sans pour autant renoncer tout à fait à ses racines classiques.
MARTIGNY - "Il aimait mettre la main à la pâte mais ne voulait surtout pas qu’on le prenne pour le cuisinier en chef." Cette formule de Ronald Pickvance, commissaire de l’exposition, résume parfaitement le caractère ambivalent de l’œuvre de Manet. Premier à casser les règles de la peinture classique, défenseur des "refusés", il n’accepta jamais l’étiquette "impressionniste" et persista à vouloir triompher sur le terrain des valeurs établies : le Salon.
Cette complexité est sensible tout au long des œuvres présentées par la Fondation Gianadda. Les pièces majeures (Olympia ou Le déjeuner sur l’herbe) n’ont pu être prêtées, et c’est un Manet moins vu, plus informel, que l’on découvre ici. Certaines toiles n’ont encore jamais été exposées en Europe au XXe siècle : Le portrait de Monsieur Hoschedé et de sa fille Marthe (Buenos Aires), ou encore La maison de Rueil (Melbourne). Des musées importants – Orsay, le Louvre, la National Gallery de Washington, le Guggenheim, le Metropolitan Museum... – et des collectionneurs privés contribuent à cette rétrospective.
Les marines
"J’ai voulu articuler cette exposition autour de cinq thèmes", précise Ronald Pickvance. Les marines des années 1860-1870, tout d’abord. À ces sujets traditionnnels, Manet applique un traitement peu orthodoxe. Dans Le Kearsage à Boulogne, il noie son navire au sein d’une mer envahissant les trois quarts de la toile, avant de plaquer sur le devant de la scène un bâteau de pêche plus japonisant que boulonnais.
Viennent ensuite les portraits de Berthe Morisot, l’amie de Manet et la femme de son frère Eugène. Dans Berthe au bouquet de violettes, elle apparaît le teint pâle, le regard flou, les cheveux défaits, comme insérée dans l’écrin noir intense de son chapeau et de son paletot.
Moins "impressionnistes", les portaits masculins révèlent l’admiration de Manet pour les œuvres du passé. Celui de l’artiste Marcellin Desboutin, avec ses larges aplats brun et ocre et son style simplifié, est plus proche d’un Vélasquez que d’un Monet ou d’un Renoir.
Pastels
Les scènes de la vie parisienne, plus contemporaines, évoquent le brouhaha des brasseries et l’effervescence des cafés-concerts. Grand bourgeois amoureux de la capitale, clamant "C’est impossible de vivre ailleurs !", Manet signe en connaisseur le Bar aux Folies-Bergère, La prune ou Chez le Père Lathuille. Mais réputation sulfureuse oblige, sa domestique, à qui il avait demandé de poser pour La Serveuse de bocks, exigea, redoutant des propositions indécentes, la présence de son ami lors des séances de pose. C’est lui que l’on retrouve tirant tranquillement sur sa pipe au premier plan du tableau.
Après Paris, la banlieue. Consigné en 1880, pour raisons de santé à Bellevue, à quelques kilomètres de la capitale, Manet se consacre à des œuvres plus légères, presque décoratives. C’est sur ces travaux des dernières années (Manet devait s’éteindre en 1883) que se clôt l’exposition : lettres ponctuées d’aquarelles où le regard trébuche, au détour d’une ligne, sur une poignée de prunes, une châtaigne ou... un escargot. Dès 1878, Manet remet également au goût du jour une technique tombée quelque peu en désuétude depuis le XVIIIe siècle : le pastel. "À la différence de Degas, Manet dans ses pastels ne cherche qu’à "faire joli," remarque Ronald Pickvance. Avec ces craies de couleur, il trace essentiellement des portraits de ses amies du monde et du demi-monde. Il choisit la toilette de ces femmes, leur coiffure, leurs bijoux, avec le même soin qu’apporte un peintre de natures mortes à la qualité et aux teintes des fruits et des fleurs qu’il va représenter. Le profil de la Viennoise Ima Brunner dégage raffinement et élégance mais son hiératisme, dénué de toute profondeur psychologique, évoque les portraits rigides et codifiés de la Renaissance italienne.
S’inspirant des œuvres des artistes vénitiens, flamands ou espagnols jusqu’à parfois les parodier, mêlant cocottes et madones, Manet a simplifié le langage de la peinture et imaginé de nouvelles règles, ouvrant la voie à la peinture "moderne". Son œuvre s’affirme bien au-delà des formules, selon la fameuse inscription de son ex-libris : Manet et manebit.1
ÉDOUARD MANET, du 5 juin au 11 novembre, Fondation Pierre Gianadda, Martigny, tlj 9h - 19h. Catalogue rédigé par Ronald Pickvance, 249 F.
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Manet et manebit
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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°26 du 1 juin 1996, avec le titre suivant : Manet et manebit