Au Centre de création contemporaine de Tours, l’artiste franco-irlandais présente trois installations et met le feu aux poudres avec une cabane de recrutement de l’armée américaine.
Il est comme cela Malachi Farrell, direct. Et, à trente-sept ans, il n’a pas l’intention de changer et garde intacte son intransigeance dans la grande exposition monographique que lui consacre le CCC de Tours. Son pouvoir de révolte toujours en éveil révèle une sensibilité à l’écologie, à la guerre, au pouvoir des médias, à l’abrutissement et la passivité des masses et, cette fois-ci, au militarisme sous toutes ses facettes
Embuscade mécanique
C’est ainsi, Farrell ne se laisse pas faire, et ce, depuis le début de sa carrière. Qu’il mette au point l’électrocution d’un couple de silhouettes humaines créées à partir de branches d’arbre (Electric Chairs, 1997) en écho à l’exécution des époux Rosenberg aux États-Unis dans les années 1950, ou compose une catastrophe écologique avec poissons en métal agonisants (Fish Flag mourant, 1998-2000), l’artiste s’emploie toujours à tenir ses spectateurs en joue.
L’heure est grave ou du moins sans illusions, même si les installations de Farrell flirtent avec une magie spectaculaire et ensorceleuse. L’homme manie la mécanique de précision dans toutes ses interventions, orchestre des centaines de composants pour actionner des machines à coudre d’un atelier clandestin en 2004 (O’black, [atelier clandestin]) ou une horde hurlante de paparazzi armés de flashs hystériques, en 2000.
Engagez-vous !
Farrell livre un art engagé qui dépasse la simple réaction à l’actualité, qui mine le plus souvent l’art contemporain dit politique. À Tours, pas de gentille morale, de fin qui finirait bien, laissant tranquille et comblé un spectateur rasséréné de bonne conscience rapide et indolore. Avec lui, ça tire de partout et quelle que soit la position d’observation, elle reste inconfortable. Comme on se pince pour y croire, l’art de cet artiste indépendant et courageux ne cesse de rappeler le visiteur à ses devoirs, ses engagements, sans jamais omettre sa condition artistique.
Dans l’exposition tourangelle, on pense immanquablement à Jean Tinguely (1925-1991), artiste suisse réputé pour ses immenses sculptures machiniques, mais aussi aux dessins satiriques de Daumier et au burlesque de Chaplin.
Farrell sait magnifiquement bien mêler l’ironie aux joies du spectacle, le sensationnel à la critique sociétale la plus fine sans jamais renier le premier degré. Ses pièces sont faites d’histoires, de situations vécues et ressenties et, au-delà de leur aspect brutal, elles laissent exploser la sensibilité de leur créateur, incandescente.
Installation à haute technicité
Bottes et chapeaux se mettent en branle au son de la musique
L’ensemble des automates bouge dans une impeccable synchronie. Pourtant, aucun des moteurs ne se ressemble. « Made in Malakoff », annonce Malachi Farrell. Il a en effet réalisé tous les moteurs et « articulations » dans son atelier de la petite couronne parisienne. Derrière l’aspect bricolage, il y a de la vraie technologie, une science du réglage et du timing.
Cette fois-ci l’exposition dure quatre mois, un véritable challenge. D’autant que cette toute nouvelle production comporte deux actes. Le premier, millimétré, voit s’actionner l’ensemble des bottes et couvre-chefs au son d’un morceau du frère de l’artiste, Doctor L, tandis que le second permet à chaque élément d’évoluer à sa guise sur une musique insidieusement psychédélique. Deux temps et des dizaines de mouvements et rotations qu’il faut intégrer sans goût pour la prestidigitation.
La pièce, déclenchée par le visiteur, démarre au pas pour se laisser aller à un dérèglement séduisant. Chaque pas est ainsi « miné », le visiteur pris en embuscade est susceptible de provoquer une réaction en chaîne, ludique et inquiétante.
Toc, toc, qui est là ?
Le marteau frappe à la porte
Si le visiteur ne découvre la cabane qu’en fin de parcours, il peut entendre son marteau heurter la porte avant même de passer le rideau de plastique qui souligne l’entrée. La première pièce du parcours, P5, qui donne son nom à l’exposition, communique par morse avec la dernière, US Army Recruiting Station dont les réponses sont exécutées par un marteau.
Pour Malachi Farrell, il était important d’habiter l’espace par des temps morts, des off, lorsque le spectateur n’a pas encore déclenché les catastrophes annoncées en passant devant les détecteurs de présence. L’outil tape de façon autonome à la porte de la station de recrutement de l’armée américaine.
La porte s’ouvrira-t-elle sur une équipe d’enrôlement ? Étonnamment dans un tel contexte, on se prend à penser aux contes pas toujours féeriques. Lorsqu’un innocent personnage frappe à la porte d’une cahute en bois et risque de se faire dévorer ou captiver par une âme maléfique. Farrell est ce facteur d’émulsion entre l’esprit des frères Grimm et la frontalité du réel.
Ballet mécanique
Le bruit angoissant des bottes
Comme dans les clips d’embauche de l’armée réalisés pour la télévision plutôt glamour où les recruteurs sont des mannequins, les troupes de Malachi Farrell, bien qu’amputées et au bord du gouffre, déploient un certain charme. Il faut dire que la chorégraphie exécutée de main de maître par ces boots militaires, disposées en haut de la cahute, et ce cheptel de casquettes, bérets et bobs, est impeccable. Digne d’un groupe de pop-music.
Mais ces jambes articulées rappellent insidieusement les bombes qui ravagent les pays pacifiés. Leur arrangement les fait passer pour une horde de volatiles bien dressés et témoigne d’une société de l’ordre, vicieuse et qui ne serait pas qu’américaine.
La société du spectacle de Malachi Farrell offre une représentation à bâtons rompus, en rythme et bien coordonnée, mais maladive. Elle laisse une impression étrange et anxiogène.
Le visiteur de l’exposition est ainsi cerné par les ombres crues des « acteurs » automatiques, dociles et menaçants. Et même si le ballet se dérègle à la fin, renversant la logique dans un bal des fous, ce retour à l’ordre fait froid dans le dos.
Archéologie du présent
S’engager, mais dans le bon sens
On la croirait tout droit prélevée de son emplacement à Coney Island, non loin du parc d’attractions de la presqu’île de Brooklyn. Elle a été reproduite à l’identique, un « carottage » du réel comme se plaît à dire l’artiste. Il ne manque rien, de la bosse aux accrocs dans la peinture, des autocollants déchirés à la poussière sur les carreaux, de ce bureau de recrutement de l’armée américaine.
Coney Island Recruiting Station (Def Song) est là, au fond de la salle d’exposition, surmontée d’une armée prête à rentrer en action. Sorte de trappe sur la réalité plantée dans la salle d’exposition et témoignage pathétique de la grandeur de l’armée américaine, le petit bureau est aussi une boîte noire menaçante. Il fallait qu’elle soit réalisée à la perfection, pour accentuer le décalage et la tromperie. La supercherie du retour à l’ordre, la pauvreté des promesses, les illusions de pouvoir, les chansons qui accompagnent la pauvre carcasse s’en font l’écho.
S’engager, mais dans le bon sens, telle pourrait être la devise de Farrell.
1970 M. Farrell naît à Dublin, en Irlande. 1987-1995 Entre à l’école régionale des Beaux-Arts de Rouen. Suit les cours de Daniel Buren à l’Institut supérieur des hautes études, à Paris. 1994-1995 Il passe un an à la Rijskakademie d’Amsterdam, aux Pays-Bas. 1999 Exposition personnelle au CAPC, musée d’Art contemporain de Bordeaux. 2002 Il participe à la Biennale de Busan, en Corée du Sud. 2007 Vit et travaille à Malakoff, en banlieue parisienne.
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M. Farrell déclare la guerre !
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Abonnez-vous dès 1 €Informations pratiques « Malachi Farrell », jusqu’au 28 octobre 2007. Commissaire”‰: Alain Julien-Laferrière. CCC, Centre de création contemporaine, 53/55, rue Marcel-Tribut, Tours (37). Ouvert de mercredi à dimanche de 14 h à 18 h. Entrée libre. Tél. 02”‰47”‰66”‰50”‰00, www.ccc-art.com
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°594 du 1 septembre 2007, avec le titre suivant : M. Farrell déclare la guerre !