L’artiste américaine d'origine canadienne (1912-2004), qui se réclamait de l’expressionnisme abstrait, est à l’honneur à la Tate Modern, à Londres. Invitant les visiteurs à la contemplation, cette rétrospective joue la carte de la sobriété pour mettre en valeur ces œuvres dépourvues de toute volonté de séduction. L'émotion surgit de ces toiles à la géométrie fragile et au style faussement impersonnel.
LONDRES - Une grille : un ensemble de lignes horizontales et verticales méticuleusement dessinées avec une règle et un crayon sur une feuille de papier ou sur une toile. D’abord circonscrites dans un cadre à l’intérieur du tableau, les grilles peu à peu occupent toute la surface utilisée. Pendant longtemps le format carré reste inchangé : taille importante (180 × 180 cm) pour les peintures et plus modeste (22,5 × 22,5 cm) pour les dessins. Structures géométriques ? Sans doute, mais une géométrie tremblante, sans aucune certitude. Les fonds, pratiquement monochromes, sont le plus souvent recouverts de couleurs ou plutôt de teintes subtiles et évanescentes : gris et blanc à l’intensité variable, rose très pâle ou bleu et jaune, proches du pastel. Le tout rappelle les cahiers d’écolier encore vierges. On reconnaît sans peine dans cette description les travaux d’Agnès Martin (1912-2004) car, comme Rothko ou Pollock, il s’agit d’une œuvre aisément identifiable mais difficilement reproductible.
Malgré sa notoriété exceptionnelle aux États-Unis – même si elle n’atteint pas celle de ses contemporains de sexe masculin – Agnès Martin reste encore largement méconnue en Europe. Il faut espérer que la rétrospective londonienne, très complète et dotée d’une mise en scène claire va réparer cette injustice. Rien toutefois n’est moins sûr, tant cette œuvre est loin de toute volonté de séduction.
Ambiguïté artistique
On pourrait parler de peinture lente, car elle exige du spectateur qu’il se plonge dans ces images pour pouvoir s’en imprégner. Ainsi, pour éviter tout « parasitage » visuel, l’exposition garde un aspect sobre, chaque salle proposant une étape dans l’évolution de l’artiste. Chronologique (on y trouve même quelques rares œuvres figuratives ou biomorphiques), le parcours permet d’observer à la fois la régularité de ce cheminement et les légères modifications qu’on y découvre.
Face aux réalisations de l’artiste, la difficulté principale reste l’impossibilité de l’assimiler entièrement à un mouvement artistique. En apparence, toute l’approche du minimalisme (la géométrie, la répétition, l’économie des moyens picturaux) et son amitié avec Sol LeWit pourraient la rapprocher de cette tendance. Toutefois, même si elle est reconnue en même temps que les autres minimalistes, il ne faut pas oublier que son âge (le même que Pollock car née en 1912), comme surtout la vibration de ses couleurs et de ses lignes, la prédisposaient à partager plutôt la recherche d’émotions de Rothko. De fait, rejetant tout système mécanique, Agnès Martin réclame son appartenance à l’expressionnisme abstrait. Certes, il existe une solution facile pour expliquer cette position d’entre-deux de l’artiste. La biographie classique de Martin insiste lourdement sur sa fragilité psychique ; diagnostiquée schizophrène, elle fait plusieurs séjours dans les institutions médicales. Cependant, cette « schizophrénie artistique » témoigne davantage de la recherche d’un équilibre ténu ou d’une tension entre ces deux options qui semblent se situer l’une à l’opposée de l’autre.
Expérience de la spiritualité
Dans le catalogue de l’exposition, l’historienne de l’art Anna Lovatt explique les efforts d’Agnès Martin par ce qu’elle nomme « la poursuite du neutre ». En comparant le trajet plastique du peintre avec la pensée de Roland Barthes, mais aussi avec les principes du taoïsme et du bouddhisme zen, Lovatt suggère qu’Agnès Martin essaie d’inventer un style à la fois impersonnel (car évitant le spectaculaire) et porteur d’émotions, faisant entendre sa petite musique personnelle. En d’autres termes, il s’agit d’une œuvre qui rejette le système binaire fondé sur des oppositions et se glisse entre le sentimental et le rigide. Ou encore comme le dit l’artiste : « un monde sans interruption ».
Chez elle, une des qualités principales est de s’attacher à chaque détail : texture, touche, geste, autant de variations et de modulations qui font la différence entre un dessin comme Sans titre, (1960), où les lignes parallèles verticales espacées se prolongent au-delà du rectangle et une toile de 1985, The Island, où la surface, proche du monochrome blanc, est recouverte d’un réseau dense de fines lignes qui se croisent. Curieusement, vers la fin de la vie de l’artiste, des figures géométriques noires (trapèze, triangle, carré) font leur apparition sur des surfaces grises, comme dans une volonté de marquer un point d’arrêt au mouvement imperceptible qui traverse l’essentiel de sa production plastique.
Plus que d’habitude, les spectateurs gardent le silence face à ces toiles. Il faut croire, pour paraphraser André Gide que « cette œuvre parle à voix presque basse, comme il sied pour la confidence, et qu’on se penche pour l’écouter ».
Commissaires : Tiffany Bell et Frances Morris
Œuvre : 114
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L’univers exigeant d’Agnès Martin
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Abonnez-vous dès 1 €Agnès Martin, jusqu’au 11 octobre, Tate Modern, Bankside, Londres, (Angleterre) tél. 00 44 (0) 20 7887 8888, visiting.modern@tate.org.uk, dimanche-jeudi 10h-18h, vendredi et samedi 10h-22h, entrée 15 €. Catalogue 272 p., 30 £ (42 €).
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°440 du 4 septembre 2015, avec le titre suivant : L’univers exigeant d’Agnès Martin