PARIS - À l’heure où certains organisateurs peu scrupuleux s’échinent à monter des événements paresseux autour des mots-clés « impressionnisme », « Monet » ou « Van Gogh », la nouvelle exposition du Musée d’Orsay à Paris est un rappel à l’ordre salutaire. Dans le sillage des rétrospectives « Ferdinand Hodler » organisée en ce même lieu, ou « Helen Schjerfbeck » au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, l’hommage rendu au peintre allemand Lovis Corinth (1858-1925) affronte le nombrilisme profondément ancré dans la culture française selon lequel l’art national du tournant du XXe siècle serait le seul digne d’intérêt. Dans cette importante campagne de rééducation, le Musée d’Orsay, en collaboration avec deux musées d’outre-Rhin, s’attaque à un sommet de l’art allemand, dont l’empreinte sur des générations d’artistes germaniques se fait encore sentir.
De formation classique, Lovis Corinth a fait ses classes à Königsberg et Munich, avant de passer par l’Académie Julian, à Paris et de décrocher une « mention honorable » au Salon de 1890 avec une Pietà. C’est à Munich qu’il rencontre le succès, en tant que membre cofondateur de la Sécession munichoise, puis à Berlin, où il fonde une école de peinture pour femmes. Si les commandes de portraits lui assurent un important revenu et une réputation, Corinth apparaît très vite comme un électron libre, qu’aucun mouvement ou école ne saurait s’approprier. Mais c’est sans mépris aucun qu’il se joue continuellement des codes ou maltraite sujets religieux, mythologiques et littéraires. Il suffit de voir l’application avec laquelle un homme agenouillé extirpe un clou des pieds du Christ crucifié, ou encore l’appétence de Salomé triturant la paupière de saint Jean-Baptiste dont la tête lui est présentée sur un plateau. Grimaçant de souffrance, le visage du berger tout juste décapité exprime plus de vie que l’œil vitreux de la danseuse aux sept voiles.
Un terrien
L’appartenance de Corinth à la tradition chrétienne nordique, qui affectionne l’illustration des souffrances du Christ plutôt que les joies de l’Annonciation, de la maternité ou de la résurrection, est ici indéniable. Animé d’une grande spiritualité, l’artiste ira jusqu’à se représenter en Christ face à Ponce Pilate dans Ecce Homo, peint l’année de sa mort. Mais Corinth est avant tout un terrien, s’intéressant à la sensualité des corps, qu’il modèle sur celui de sa muse, son épouse. S’il n’aspire pas, contrairement à un Renoir, à rendre « jolis » ces nus opulents, il ne s’inscrit pas pour autant dans une veine réaliste. La simplicité de son rapport à la chair se retrouve dans les scènes de boucherie de 1905, sujet directement inspiré par son maître Rembrandt ; son style dérive alors vers l’expressionnisme. Cette honnêteté transparaît également dans ses autoportraits, encore plus nombreux sur papier que sur toile. Malgré mises en scène et déguisements multiples, Corinth ne dissimule rien. Sa fougue l’emporte encore dans les natures mortes et vues du lac de Walchen qu’il entreprend à la fin de sa vie. Le geste est rapide, la couleur franche, la matière picturale généreuse.
Les territoires explorés par Corinth font de cette présentation une authentique célébration des cinq sens. Cette audace a marqué des générations successives d’artistes, dont l’héritage à lui seul mériterait de faire l’objet d’une exposition. Max Beckmann, Otto Dix, Georg Baselitz, Lucian Freud…, autant de noms que Serge Lemoine égrène tout en martelant « Corinth, Corinth, Corinth ». Parmi ceux-ci, Anselm Kiefer a réalisé un « portrait pour Corinth » sur invitation du commissaire. De la religion à la mort, ce majestueux Autoportrait au squelette enveloppe toutes les obsessions du peintre né il y a cent cinquante ans.
LOVIS CORINTH 1858-1925 ENTRE IMPRESSIONNISME ET EXPRESSIONNISME,
Jusqu’au 22 juin, Musée d’Orsay, 1, rue de la Légion-d’Honneur, 75007 Paris, tél. 01 40 49 48 00, www.musee-orsay.fr, tlj sauf lundi 9h30-18h, 9h30-21h45 le jeudi. Catalogue, coéd. Musée d’Orsay/RMN, 384 p., 190 ill. coul., disponible en allemand, 45 euros, ISBN 978-2-7118-5400-4.
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Lovis Corinth, artiste charnière
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Abonnez-vous dès 1 €- Commissaire à Paris : Serge Lemoine, professeur d’histoire de l’art contemporain à l’université de Paris-IV-Sorbonne
- Autres commissaires : Hans-Werner Schmidt, directeur du Museum der Bildenden Künste, Leipzig ; Ulrike Lorenz, directrice du Kunstforum Ostdeutsche Galerie, Ratisbonne ; Marie-Amélie zu Salm-Salm, historienne de l’art
- Nombre d’œuvres : environ 80 tableaux et une trentaine d’œuvres sur papier
L’exposition sera présentée au Museum der Bildenden Künste, à Leipzig (11 juillet-19 octobre), puis au Kunstforum Ostdeutsche Galerie, à Ratisbonne (9 novembre 2008-15 février 2009).
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°279 du 11 avril 2008, avec le titre suivant : Lovis Corinth, artiste charnière