Lotto, surréaliste avant la lettre

L'ŒIL

Le 1 octobre 1998 - 621 mots

« Dans une église ou une galerie emplie de tableaux, le regard est immédiatement attiré par la puissance des peintures de Lotto que l‘on remarque d‘emblée pour l‘originalité d‘une vision qui rompt avec l‘équilibre harmonieux des œuvres de la Renaissance. »
À écouter David Alan Brown – conservateur de la National Gallery de Washington et commissaire avec Jean-Pierre Cuzin de cette rétrospective – l‘affaire est entendue et Lotto élevé au rang des plus grands maîtres italiens. Un commentaire qui n‘aurait pas fait l‘unanimité du temps de l‘artiste. Ses contemporains, les premiers, émirent des réserves sur son art : en 1557, Ludovico Dolce critiquait son « piètre coloris », lui préférant les chatoiements d‘un Giorgione ou d‘un Titien. Quant à Vasari, s‘il consent à le citer dans ses Vite, c‘est pour reléguer sa biographie dans une courte notice « purgatoire » réservée aux artistes de second rang. Lotto paiera cher ce jugement expéditif, et sa reconnaissance n‘interviendra que trois siècles plus tard, sous la houlette de l‘historien de l‘art Bernard Berenson, ainsi qu‘à l‘occasion de la grande exposition de Venise de 1953.
Lotto fut en effet longtemps considéré comme un marginal, un anti-conformiste. Sa carrière se développe à l‘écart du courant officiel de la peinture vénitienne du Cinquecento représenté par Titien ou Giorgione. Alors que la Cité des Doges offre aux artistes maintes occasions d‘exercer leur talent, Lotto quitte très tôt Venise, sa ville natale, pour entamer une carrière itinérante, sillonnant l‘Italie au gré des commandes et des vicissitudes d‘une existence endurcie par les difficultés matérielles. Il trouve toutefois quelque réconfort dans la foi, en même temps qu‘un exutoire dans l‘élaboration d‘un langage artistique singulier empreint d‘un profond sentiment religieux. Ses formes sont nerveuses et aiguës, son chromatisme « polyphonique », presque saccadé dans La Crucifixion de 1533. Parmi les notes originales à l‘unisson d‘un style en décalage avec les poncifs de l‘époque, s‘illustre particulièrement l‘usage singulier de l‘allégorie et du symbole. Les tableaux de Lotto fourmillent de multiples détails aux dimensions métaphoriques qui en font un « surréaliste avant la lettre », selon les termes de David Alan Brown. Ici un lézard vert symbolisant une déception amoureuse (Jeune homme au livre de compte), là un probable piège à souris en référence aux paroles de saint Augustin « le diable a été vaincu comme la souris l‘est par le piège » (La Nativité, 1523) ; ou encore un Cupidon arrosant d‘une pluie de pétales les songes d‘une jeune fille (Allégorie de la Chasteté). Une manière qui doit beaucoup à l‘art des peintres nordiques – on pense notamment à Dürer – et qui rompt avec l‘unité du tableau revendiquée par les artistes faisant alors autorité. Ce langage imagé donne à son œuvre ce tour d‘étrangeté longtemps voué aux gémonies. Et si le pape lui commande en 1509 la décoration de stanze pour ses appartements, c‘est pour les détruire quatre années plus tard afin de les remplacer par un décor plus conforme au goût officiel. Doit-on pour autant céder à l‘image baudelairienne et romantique de l‘artiste-oiseau « exilé sur le sol au milieu des huées » ? Ce serait oublier le large succès dont il jouissait dans les sphères privées ou provinciales, très friandes de ses tableaux de dévotion ou de ses portraits. Ces derniers représentent sans doute la part la plus ambitieuse de son œuvre ; ceux de Lucrezia Valier ou de Andrea Odoni relèvent d‘une sincérité visuelle et d‘une fraîcheur d‘observations qui font tenir à Lotto une place de premier plan parmi les antécédents du caravagisme.

Galeries Nationales du Grand Palais, 17 octobre-11 janvier, cat. 248 p., 129 ill. dont 85 coul., 290 F. À lire également : Peter Humfrey, Lorenzo Lotto, Gallimard, 194 p., 550 F. Peter Humphrey, Carlo Pirovano, Mauro Lucco, Lorenzo Lotto. Les fresques de Trescore, Gallimard, 308 p., 195 ill. en couleur, 650 F.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°500 du 1 octobre 1998, avec le titre suivant : Lotto, surréaliste avant la lettre

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