Bande dessinée

L’œil de François Schuiten

L’architecture aux frontières du fantastique

Par Damien Sausset · L'ŒIL

Le 1 juin 2000 - 1307 mots

Considéré comme l’un des plus grands maîtres de la bande dessinée belge, François Schuiten construit avec Benoît Peeters (son scénariste) une œuvre étrange et sans fin qui se situe aux frontières du fantastique. Après la réalisation de décors (station de métro Arts et Métiers à Paris), il est aujourd’hui le scénographe d’un vaste espace consacré aux utopies dans l’un des pavillons de l’Exposition Universelle de Hanovre, et participe à l’exposition « À la recherche de la Cité idéale » à la Saline royale d’Arc-et-Senans.

Comment est née l’exposition d’Hanovre 2000, « Planet of vision » ?
Les responsables du pavillon m’ont simplement demandé de réfléchir à une scénographie pour une grande exposition consacrée aux utopies. J’ai conçu un scénario à partir des discussions que j’ai eues avec une équipe de scientifiques chargés de m’assister. J’ai immédiatement tenu à réaliser un panorama comparable à ceux que l’on rencontrait au XIXe siècle. C’étaient alors de merveilleuses machines optiques avec des représentations fondées sur l’illusion et l’artifice. Les panoramas sont des lieux sans lieux, tout comme l’utopie (de ou – sans – et topos – lieu –). Je tenais aussi à lutter absolument contre ce trait que l’on rencontre de plus en plus dans les Expositions Universelles : la débauche d’écrans, qui transforme l’événement en vulgaire foire aux nouvelles technologies.

Comment s’organise le parcours ?
Le public doit se faufiler entre les pages de trois livres gigantesques pour accéder à l’intérieur. Le premier espace est consacré à l’an 1000. Ensuite on découvre immédiatement un second espace : le jardin paradisiaque. Celui-ci est suspendu au plafond, à l’envers, et se reflète dans une eau sans fond. Le lieu suivant est le couloir aux écritures, vaste souterrain où sont gravées, sur ses parois de pierre, les premières écritures de l’humanité. Dès que l’on touche l’un de ces pictogrammes, il s’anime et une voix récite le texte. Une fois sorti, le spectateur réalise soudain qu’il était à l’intérieur de la tour de Babel, alors que s’étend devant lui une vaste esplanade noire assurant la transition avec le panorama. Celui-ci (25 m de large sur 120 m de long) présente une série de scènes plus ou moins animées représentant les grandes utopies : l’utopie sociale, la nouvelle Jérusalem, l’Apocalypse, le machinisme, les villes utopiques, les communautés, les figures mythiques. C’est donc le point central du parcours avec son fond peint, ses objets, ses décors. Vous avez, par exemple, un bateau volant qui évoque l’univers de Jules Verne. Le panoramique s’achève sur un grand cristal où chacun peut tracer avec son doigt quelques mots sur sa propre idée de l’utopie. Ce court texte apparaît ensuite sur les pierres d’un passage qui sert de transition vers l’autre pavillon consacré, lui, au XXIe siècle.


L’architecture, les architectures occupent une place unique dans vos bandes dessinées. Souvent, elles font songer à Sant’Ellia, Victor Horta, Tony Garnier, mais jamais à Adolf Loos, Le Corbusier, ou Frank Lloyd Wright, l’autre versant du mouvement moderniste en architecture. Pourquoi ?
Bien que je sois fasciné par le travail de tous ces architectes, seuls ceux du premier groupe produisent une architecture narrative. Graphiquement, celle-ci possède une sorte de présence directe dans la case de la planche de BD. J’aime que chaque case ait sa propre organisation, que les détails constituent en eux-mêmes des micro-histoires. Le dessin d’un gros plan d’une architecture de Le Corbusier ne raconte rien. C’est juste une texture qui, même si elle est magnifique, ne correspond absolument pas au système narratif que nous avons adopté.

De même, l’organisation de vos cases repose souvent sur une verticalité. Comment expliquez-vous cela ?
La bande dessinée, c’est surtout des cases qu’il faut répartir dans une planche. Je passe un temps infini à régler cela. C’est un peu comme un Mondrian, il faut trouver la logique structurelle qui va soutenir le récit. Le plus important ce n’est donc pas le détail, mais bien la construction générale de la page.
Mes architectures interviennent dans ce cadre, elles construisent des passages, règlent les liaisons au sein de la planche. Ma filiation, outre l’indépassable Winsor Mc Cay avec Little Nemo, c’est l’école d’Hergé et d’Edgar P. Jacobs, deux auteurs passionnés par l’organisation spatiale du récit. Moi aussi, je ne cesse de m’interroger sur la cartographie de la page, sur la manière dont l’œil va la pénétrer. Ces questions sont essentielles afin d’amener les personnages à la vie.

Qu’est-ce qui est le plus important, les personnages ou les décors ?
Le plus important, c’est le signe. C’est même ce qui constitue la force d’une BD. Attention, le signe ce n’est pas le héros, c’est plus intangible que cela. Ça peut être La Marque Jaune chez Jacobs ou Le Sceptre d’Ottokar chez Hergé. On a tendance à oublier que le génie de ces deux auteurs ne réside pas dans l’invention de la ligne claire, mais bien dans leur capacité à décrypter et traiter un signe, à en faire le sujet d’une histoire. Sa force, c’est sa durée dans l’imaginaire, sa capacité à devenir le symbole d’un univers.

Vos personnages sont souvent des individus seuls face à la société. Pourquoi ?
L’œuvre de Kafka irrigue en permanence nos histoires. Comme lui, nous nous intéressons plus à l’individu, qu’à la communauté.

Vos œuvres s’interrogent aussi sur le statut de l’image.
C’est tout à fait vrai. Nous travaillons dans un médium, constitué d’images. De ce fait, il est impossible de ne pas se poser certaines questions. Que peut faire la bande dessinée ? Quelles sont ses limites, ses armes ? Certains nous ont reproché d’aborder ces questions, mais il est vrai que, pour beaucoup, ce support est encore considéré comme une sous-culture.

Vous pensez qu’il n’y a pas eu d’évolution ?
Au contraire, je pense de plus en plus qu’il y a même une régression. À une certaine époque, il y avait
de grands intellectuels qui s’interrogeaient sur ce médium.
Tout cela est fini. Qui aujourd’hui parle de la spécificité de la narration dans la bande dessinée ? Qui s’interroge sur les enjeux de ce type de récit ? Qui ose tracer des parallèles entre l’écriture cinématographique, la mise en scène théâtrale et la bande dessinée. Cela ne semble plus intéresser personne.

Mais la BD reste encore une extraordinaire réserve d’imaginaire.
Bien sûr. La bande dessinée possède l’extraordinaire chance d’être la lointaine héritière des feuilletons littéraires du XIXe siècle, alors portés par des écrivains comme Alexandre Dumas ou Eugène Sue. Nous sommes des faiseurs de récit. Mais le récit n’est pas tout. Il s’intercale dans
un style, dans le dessin, le trait, la couleur.

Quel est l’avenir de la BD ? Est-ce un médium déjà condamné à une mort lente ?
La fin des années 70 et le début des années 80 ont été une période d’une incroyable richesse avec l’éclosion de nombreux talents. Maintenant la bande dessinée est entrée dans un créneau plus commercial, avec ces grandes maisons d’édition aux politiques désormais plus frileuses. Heureusement, il reste de petites structures qui injectent un sang neuf dans ce milieu. De plus, je trouve que la BD européenne ne sait plus aborder les grands problèmes qui frappent notre société comme le chômage, ou l’environnement.
Il suffit de regarder cette passion qu’avait Hergé pour les événements de son époque. C’était aussi le cas de Franquin. Lorsqu’il faisait voyager Spirou dans un pays sud-américain, il ne parlait pas directement de la dictature, il l’abordait d’une façon très indirecte tout en étant très explicite. Ainsi, dans une scène, Fantasio va se faire interroger. Dans le coin de la case, on aperçoit tous les instruments de torture. Or, lorsque le tortionnaire arrive, c’est avec une simple craie qui crisse sur le tableau qu’il commence la séance. C’est magnifique. Tout est dit sur l’enfance, sur le tableau noir et sur la réalité de la torture.

HANOVRE, Exposition Universelle, 1er juin-31 octobre et ARC-ET-SENANS, Saline royale, 14 juin-fin décembre.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°517 du 1 juin 2000, avec le titre suivant : l’œil de François Schuiten

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