Art moderne

L’itinéraire particulier de Jean Hélion

Par Marie Zawisza · L'ŒIL

Le 28 mai 2024 - 1022 mots

L’œuvre du peintre disparu en 1987 a rarement été montrée. Une grande rétrospective au Musée d’art moderne de Paris dévoile l’originalité d’un parcours qui balance entre réalisme et abstraction.

1. Des assemblages géométriques

Est-ce encore un tableau abstrait ? Ou déjà, comme le suggère son titre, le signe d’un retour à la figuration ? Un peu les deux sans doute : Figure tombée, peinte en 1939, est une œuvre charnière dans le parcours de Jean Hélion (1904-1987). Au début des années 1930, ce jeune artiste montmartrois originaire de Normandie, qui peignait de petites natures mortes ou des figures humanistes, avait fait la connaissance de Joan Miro, Jean Arp, Theo van Doesburg et à travers ce dernier, de Piet Mondrian, dont la visite de l’atelier fut un choc. Dès lors, il développe sur ses toiles un langage minimaliste, fait de lignes horizontales et verticales, associées avec des aplats de couleurs primaires évoquant les compositions de Mondrian et van Doesburg, avec qui il fonde la revue Art concret puis le groupe Abstraction-Création. À partir de 1933, son amitié pour Jean Arp et Alexander Calder le fait évoluer vers une esthétique de courbes et de formes rondes ou oblongues qu’il met en tension – « en équilibre ». Mais voici qu’en 1939, à la veille de la guerre, le peintre, qui s’est installé aux États-Unis en 1934, compose cette Figure tombée : cette toile marque la fin de sa période abstraite, comme si les assemblages géométriques qu’il avait construits s’effondraient…

2. Construction de la figure humaine

Dans un cadrage serré, Hélion agence des formes géométriques et des aplats de couleur, à travers lesquels apparaît un visage. « J’ai commencé, à partir des éléments abstraits dont je connaissais le fonctionnement, à construire des figures », a expliqué Hélion, qui pour les composer utilise abondamment le dessin. À partir de 1939, cet admirateur de Paul Cézanne (1839-1906) qui explique percevoir la réalité à travers des formes géométriques comme le cône ou le cylindre, réalise ses premières études de têtes, ainsi que des scènes de rue. « Quand il change de style, Hélion part de formes simples, dans lesquelles il réintroduit peu à peu la complexité », observe la conservatrice Sophie Krebs, co-commissaire de l’exposition « Jean Hélion. La prose du monde », au Musée d’art moderne de Paris.

3. Le langage des objets

À la déclaration de guerre, Hélion s’engage dans l’armée française. Fait prisonnier en Allemagne en 1940, il parvient à s’évader deux ans plus tard et rejoint Paris occupé, avant de gagner Marseille puis embarquer pour New York. « Après avoir été privé de tout en captivité, le spectacle du quotidien le fascine encore davantage », remarque Sophie Krebs. Parmi les scènes de rue et les objets qu’il peint, on retrouve dans nombre de ses tableaux le chapeau melon, le parapluie – « mélange d’angles quand il est fermé, qui se transforme en coupole quand on l’ouvre » –, le journal ou encore la citrouille, qui évoque le sexe féminin. En les associant, Hélion, grand lecteur de Raymond Queneau, Francis Ponge, André Breton ou John Ashbery, compose ce qu’il appelle des « phrases d’objets ». Ces associations étranges teintées d’érotisme ont d’ailleurs fait que Breton, qu’il rencontre en 1936 et fréquente ensuite à New York, l’a apprécié et reconnu comme un membre de la communauté surréaliste…

4. New york, entre rêve et réalité

Qui est le plus vivant dans cette scène ? Les mannequins articulés, expressifs et bien habillés, aux yeux grands ouverts et aux gestes éloquents, ou l’homme indigent gisant à terre ? Dans ce tableau ayant pour théâtre une rue de New York, Jean Hélion introduit divers objets du quotidien qui lui sont chers – chapeau, chaussure, parapluie. « À travers cette œuvre, qui met en scène l’opposition entre le monde de la vitrine impeccable et celui de cet homme misérable, endormi mais vivant, faisant écho à la Figure tombée, Hélion, qui à New York a été témoin de la misère, exprime son intérêt pour le monde de la rue et pour cette réalité qui fait la vitalité d’une ville », observe Sophie Krebs. Réaliste, donc ? Pas tout à fait. Le peintre accentue les volumes et les ombres, atténue la gamme chromatique. Mais surtout, à la manière des surréalistes, Hélion propose dans cette scène de rue la rencontre entre le monde du rêve et celui du réel…

5. À paris, représenter la vie

En 1946, Jean Hélion quitte New York pour s’installer définitivement à Paris. Il fuit une critique hostile qui lui reproche d’avoir abandonné, à son retour de captivité, sa femme gravement malade, avant d’épouser quelques mois après la mort de cette dernière, Pegeen Vail, la fille de Peggy Guggenheim. Et surtout, la scène new-yorkaise considère qu’il a trahi l’abstraction, dont il a été une figure importante avant-guerre. Mais en Europe, où le réalisme, qui s’était rapproché des totalitarismes, est également déconsidéré, son retour à la figuration suscite une même incompréhension. Il n’empêche : Hélion continue à représenter la vie, et retrouve la touche réaliste de ses débuts. Tout en travaillant au motif, il se passionne pour l’histoire de la peinture, copie les maîtres anciens, voyage. Dans L’Atelier, qui clôt en 1953 cette période réaliste, Jean Hélion représente ce lieu qu’il considère comme l’« âme du peintre ». Dans un espace très structuré évoquant les cabinets d’amateurs du­XVIIe siècle, il reproduit en miniature ses tableaux, et représente ses rares soutiens du moment : sa femme Pegeen et son ami Pierre Bruguière.

6. Autoportrait parmi les choses

Alors que ses problèmes oculaires, apparus dans les années 1960, s’accentuent à partir de 1980 jusqu’à une cécité presque complète, Jean Hélion continue de peindre. « S’il est plus malhabile, Hélion compense ses défaillances par un jeu acide de couleurs, plus criardes, et s’octroie plus de liberté dans les thèmes qu’il représente », explique Sophie Krebs. Il met ici en scène un trombone, un violoncelle, un vélo et, parmi ces objets, un miroir, dans lequel il peint son reflet. Avec ses lunettes et sa coiffe blanche et bleue, cet autoportrait n’est pas sans évoquer celui de Jean Siméon Chardin (1699-1779) : comme lui, ce magicien de la nature morte connut à la fin de sa vie des troubles de la vision jusqu’à devenir presque aveugle…

À VOIR
« Jean Hélion.La prose du monde »,
Musée d’art moderne de la ville de Paris, 11 avenue du Président Wilson, Paris-16e, jusqu’au 18 août.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°776 du 1 juin 2024, avec le titre suivant : L’itinéraire particulier de Jean Hélion

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