Un débat s’est ouvert à propos de la rétrospective André Kertész au Pavillon des Arts, portant particulièrement sur l’attitude d’une institution (la Mission du patrimoine photographique) envers \"l’œuvre\" d’un photographe, sur la légitimité à sélectionner des \"inédits\", sur l’intérêt de n’exposer que des tirages récents. Mais c’est aussi la nature des expositions, et leur abondance désordonnée, qu’il faut interroger.
PARIS - L’originalité de cette rétrospective, organisée pour le centenaire du photographe (1894-1985), est basée sur la présentation de "cinquante-trois inédits", comme si l’œuvre globale reconnue et élaborée par ce bonhomme-là ne suffisait pas au bonheur du peuple. Mais si ces "inédits" paraissent être un privilège offert aux visiteurs de l’exposition, c’est aussi parce que ce visiteur est condamné à ne recevoir de Kertész que la plate uniformité de retirages récents. Assurément, ce n’est pas ça "la photographie", et il est heureux que la critique comme le public soient lassés des théories redondantes de clichés1.
Reprenons cette affaire au début : en 1984, peu avant sa mort, l’État français a reçu donation par André Kertész de la totalité de ses archives et négatifs, à l’exclusion de tous les tirages, qui restèrent aux États-Unis. L’ensemble est géré par la Mission du patrimoine photographique du ministère de la Culture, avec les donations Lartigue, Ronis, Kollar, et d’autres.
Le tort, si tort il y a, est bien de vouloir organiser une exposition rétrospective d’envergure, destinée par principe à faire date, à partir du seul matériau disponible à Paris et en possession du ministère de la Culture. Qui plus est, l’intention délibérée de faire apparaître la nature du travail de Kertész par le biais de photographies "inédites" – louable a priori –, n’est pas assortie du lancement de nouveaux travaux sur son œuvre, ni de l’utilisation de travaux existants. C’est donc l’œuvre d’une institution que nous voyons là, une institution qui hésite entre conservation et promotion, et devrait s’ouvrir plus sereinement à la recherche.
Nous voyons en effet au Pavillon des Arts – un lieu très fréquenté –, le déroulement lassant et monotone d’une carrière de photographe qui fut pourtant l’un des plus inventifs du siècle ; monotone, car toutes les photographies sont au même format, dans un accrochage où rien ne peut être mis en valeur puisqu’il n’y a pas de valeur reconnue à l’objet photographique, cet objet qui a une taille, un état de surface, une tonalité, un vieillissement même, paramètres variables au gré du temps et des goûts d’époque. Nous voyons là des négatifs uniformément agrandis dans une tonalité unique, mais le négatif n’est pas autre chose que le fantôme d’une photographie, qu’il faut encore piéger dans la lumière. Nous voyons là une vague périodisation thématique et chronologique, qui s’évertue à nous convaincre d’"une éthique alliée à un talent naturel" (texte de présentation à l’entrée).
Vrais et faux inédits
Pourtant, les tirages anciens existent, ils font les belles heures des ventes new-yorkaises. Quelques-uns, superbes, sur papier-carte postale, étaient présents à l’exposition "The Art of Photography" à Londres, en 1989. Les montrer, même conjointement avec des tirages modernes, demande un autre projet que celui qui anime l’exposition. Celle-ci est tirée vers la biographie et le déroulement d’une vie, pourtant sans aspérités particulières ; elle veut faire la preuve que "l’homme et l’œuvre s’identifièrent jusqu’à devenir le double l’un de l’autre" (c’est bien le contraire qui serait étonnant et, par là, intéressant).
Ce ne sont pas uniquement les "inédits" qui font problème ici – ils ne sont effectivement pas mentionnés comme tels dans l’accrochage – ; c’est plutôt le sens de l’exposition elle-même, qui nivelle formats et intentions, englobe et engloutit vrais et faux inédits dans la seule saga univoque de "l’œuvre" artificiellement recomposée. Ce qui est inédit ici, c’est la réduction immorale de la variété au conformisme d’une imagerie (il nous faudra du reste revenir dans ces colonnes sur la notion d’inédit en photographie).
C’est d’abord, peut-être, cette stratégie-spectacle qui serait à fustiger, car elle est surtout destinée à vendre le livre lié à l’exposition, qui ne s’imposait certes pas sous cette forme, étant donné ce qui existait déjà sur Kertész ; mais il n’est plus à démontrer qu’un livre ne se traite pas comme une exposition, et ne se traite peut-être pas nécessairement en même temps, comme un appui de l’un à l’autre.
Nous demandions ici même (Journal des Arts, n° 8, octobre) au responsable du Mois de la photo, Jean-Luc Monterosso, de s’exprimer à propos de la pertinence de l’exposition comme mode de connaissance de la photographie ; c’est bien parce qu’une exposition ne peut plus se contenter d’être une "monstration" d’images, elle se doit d’être une démonstration.
Et, dans le cas de Kertész : comment évolue son travail, quelles sont ses conceptions successives, ses relations avec les commanditaires, comment se situent les photographies personnelles par rapport aux reportages commandés, comment, parfois, un travail artistique devient publicitaire, comment la photographie se destine avant tout aux médias à partir des années vingt, comment un photographe allie la sollicitation extérieure et son désir d’exister par ses images, etc. Tout cela était possible avec Kertész, qui est l’exemple même d’un indépendant soumis à des contraintes, et le didactisme aurait pour une fois été de mise.
Le problème des expositions, spécialement en cette fin d’année, c’est bien le nivellement de la matière photographique. Pourtant, à quelques rues de là, vous pouvez admirer deux magnifiques tirages originaux de Kertész (dont un "contact"), à la galerie Michèle Chomette (Force majeure, La ville). Vous n’y verrez que des tirages d’époque, et peu importe que le choix soit très personnel – le thème, au demeurant, est imposé par le Mois de la photo –, car il y a là encore de quoi se prendre de passion pour les photographies (Baldus, Terris, Moholy-Nagy, Sheeler), ce qui est bien aussi le rôle d’une exposition. Il suffirait qu’on en fasse moins, mais qu’on le fasse mieux, en conjuguant la familiarité nécessaire avec le matériau et le respect du comportement de chaque photographe.
"André Kertész, le double d’une vie", Paris, Pavillon des arts, jusqu’au 29 janvier.
(1) Michel Guerrin, "André Kertész, une œuvre trahie", Le Monde du 3 novembre.
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L’exposition Kertész en question
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°9 du 1 décembre 1994, avec le titre suivant : L’exposition Kertész en question