METZ
Consacrée à Suzanne Valadon, l’exposition du Centre Pompidou-Metz sacre une artiste majeure, dont la peinture, quoique influencée par Picasso, Cézanne et Gauguin, trahit la conquête d’un « monde à soi », souverainement poétique.
7 avril 1938, 11 heures du matin. Suzanne Valadon, bientôt 73 ans, meurt à Paris, clinique Piccini, où elle vient d’être hospitalisée suite à une attaque soudaine. De la défunte, Georges Kars livre un portrait au fusain poignant, habité par la paix et le silence. Les funérailles, quant à elles, sont éloquentes : tandis que Maurice Utrillo, trop affecté, ne peut dire au revoir à sa mère, Pablo Picasso, André Derain et Georges Braque suivent André Utter, lequel conduit le deuil de l’ancienne aimée. Le monde de l’art est là, comme une reconnaissance : cette femme splendide, au regard de braise, fut aussi une grande artiste, au pinceau de feu.
La tentation biographique est grande dès lors qu’est prononcé le nom de Suzanne Valadon. Amours insignes, bohème montmartroise, fils prodig(u)e,union tempétueuse : sa vie édifiante est une machine romanesque qui tient d’Émile Zola et de Pierre Mac Orlan, quand la suie le dispute à l’éblouissement. Remarquable, la présente exposition déjoue cet écueil et sacre une peintre majeure, de nombreuses toiles à l’appui, parmi lesquelles cet inoubliable Été, conçu en 1909, acquis par l’État français en 1937 et à ce titre conservé par le Centre Pompidou.
Alors qu’elle a passé sa vie à poser pour les peintres (Pierre Puvis de Chavannes, Henri de Toulouse-Lautrec, Pierre-Auguste Renoir et Jean-Jacques Henner), Suzanne Valadon décide, au seuil du siècle, de se rhabiller et de prendre le pinceau. Enfin. Après des gravures, des natures mortes et des premiers essais académiques, elle livre en 1909 un chef-d’œuvre d’audace, Été, dit aussi Adam et Ève, pour lequel elle fait poser son amant André Utter, un ami de son fils, de vingt et un ans son cadet. Riche de la leçon de Picasso et de Gauguin, cette peinture au thème biblique est une ode à l’amour et au désir, mais aussi le premier nu masculin réalisé par une femme dans l’histoire de l’art. Une œuvre émancipée, donc.
L’iconographie est évidente, indiscutable : au jardin d’Éden, Ève saisit la pomme, le fruit du péché qui précipite l’humanité dans sa chute. Pas de peur ici. Ni de pressentiment. Ève, qui est un portrait à peine déguisé de l’artiste, observe la pomme avec avidité, avec sensualité. Être nu n’est pas ici un péché, mais un apanage. Un royaume, sans crime ni châtiment. Valadon se souvient-elle qu’elle troqua son prénom de baptême (Marie-Clémentine) pour celui de Suzanne, dont Toulouse-Lautrec affublait son amante de modèle, qui, à l’image de la figure biblique, était observée nue par des vieillards ? Visage diapré, digne des fauves, corps souple, presque ingresque : ce nu, dont la chair safran est cloisonnée par un cerne noir, est un précipité de peinture. On y reconnaît même, et plus encore, les figures de Puvis de Chavannes, qui fit poser assidument Suzanne Valadon « sept années durant », notamment pour les allégories du Palais des arts de Lyon. Être nue, mais pour soi-même, par soi-même. Loin de toute concupiscence et de toute disponibilité. Enfin.
Alors qu’elle conçoit ce tableau en 1909, Suzanne Valadon a 44 ans, un corps sûr de son droit, de son pouvoir, et des desseins autoritaires. Elle a connu le cirque, sait la bohème, veut peindre, et n’être plus ce modèle infini. Pour cette toile de 162 par 131 cm, elle fait poser André Utter, un électricien de 22 ans, ami de son fils – Maurice Utrillo. D’artistique, la liaison devient amoureuse et passionnée, puis destructrice. Adam est ici un jeune homme au regard absent et dont le visage, avec ses éclats de vert, de violet et de jaune, n’est pas sans évoquer la peinture d’André Derain ou d’Emil Nolde. L’enlacement des bras dessine une danse. Pas de serpent, ici. Juste l’envie d’être au milieu du désir et de la peinture, en souvenir de Masaccio et de Michel-Ange, d’Holbein et de Rubens, de n’être plus Suzanne face aux vieillards, mais face à l’insolente jeunesse – du corps de l’autre et de sa propre peinture. Avec ce portrait de l’aimé, Suzanne a désormais un nom, un nom d’artiste qu’elle inscrit fièrement en bas à gauche du tableau.
Au centre de la toile, deux sexes – l’un de femme et l’autre d’homme. Le premier, triangle isocèle parfait, s’affiche sans retenue, point de gravité de la silhouette déhanchée. Souvent révélé, souvent dévoilé, notamment par Toulouse-Lautrec dans une toile éminemment crue, voire cruelle (La Grosse Maria, 1884), il est un continent brun que Suzanne Valadon accosta souvent par le pinceau, ainsi de la figure nue de L’Avenir dévoilé (1912), sulfureuse Olympia ou nouvelle odalisque. Le second est recouvert d’une feuille de vigne, dont une photographie ancienne nous apprend qu’il est un repeint. Tout porte à croire que cette dissimulation fut une clause de la révélation de la toile au Salon d’automne de 1920, à l’heure où les femmes, longtemps interdites d’enseignement et, ce faisant, de visibilité, menaient encore bataille pour jouir, de leur corps et de leurs droits. Ce repeint presque naïf, pareil à une effraction du Douanier Rousseau dans un tableau d’Egon Schiele, rappelle combien Suzanne Valadon bouscula l’orthodoxie du regard.
Cette toile, qui inverse les rôles assignés traditionnellement aux deux sexes et « sabote les stéréotypes » (Magali Briat-Philippe), ne saurait être un strict manifeste émancipatoire. La peuplent certes des idées – silencieuses –, mais aussi des lignes et des pigments, car tout tableau, pour reprendre le mot de Maurice Denis, dont Suzanne Valadon semble avoir observé la science plastique, est d’abord « une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées ». À cet égard, le paysage, dans lequel flottent les deux personnages vétérotestamentaires, à la manière des primitifs italiens, est une leçon de peinture : la juxtaposition hardie du vert et de l’orange, presque saturés, et la contre-plongée créant une perspective ébranlée, comme archaïque, ne sont pas sans évoquer les songeries de Cézanne, ainsi que les archaïsmes bretons de Paul Gauguin, en qui elle reconnaissait sa seule vraie influence. De l’art de la citation, ou du ricochet. De la révérence et de la déférence. Malgré tout.
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L’Été, Suzanne Valadon
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°764 du 1 mai 2023, avec le titre suivant : L’Été, Suzanne Valadon