CRACOVIE / POLOGNE
Poésie, dramaturgie, peinture, dessins, meubles, vitraux, papiers peints… le père de l’Art nouveau polonais laisse une œuvre d’art totale traversée par une imagination sans bornes à laquelle le Musée national de Cracovie rend hommage.
Cracovie. Annoncée comme la plus vaste exposition jamais organisée par le Musée national de Cracovie, la présentation de l’œuvre de Stanislaw Wyspianski (1869-1907) est stupéfiante. Plutôt œuvre totale que rétrospective, la manifestation explore les nombreux aspects de ce créateur polymorphe. L’artiste, quasi inconnu hors des frontières polonaises, est considéré comme l’un des plus importants de son pays. Sa notoriété est encore plus élevée à Cracovie, sa ville natale, où il a décoré plusieurs églises et bâtiments publics. Toutefois, il faut prendre le mot « décor » dans un sens particulier, celui de ce concept essentiel du symbolisme et de l’Art nouveau, deux mouvements auxquels a appartenu Wyspianski. De fait, jamais un courant esthétique ne s’est autant inspiré de motifs empruntés au monde végétal : mobilier et vitrail, papier peint et livres, le décor s’étale partout, transgressant la frontière entre les arts appliqués et les arts réputés « majeurs ».
Outre la pratique de la peinture et du vitrail, Wyspianski réalise des dessins pour des meubles, des affiches, des couvertures de livres et de revues. Pas moins importantes sont ses activités littéraires : l’homme était également poète et dramaturge connu. Une de ses pièces, Les Noces, fut d’ailleurs adaptée au cinéma en 1970 par Andrzej Wajda. Ce n’est pas un simple hasard si l’artiste, occasionnellement metteur en scène, a été fasciné par l’idée d’œuvre d’art totale de Wagner.
Le parcours, chronologique, s’ouvre sur des dessins et des pastels – technique à laquelle l’artiste est resté fidèle durant toute sa carrière. Manifestement, l’art de Wyspianski évolue à la suite de longs séjours à Paris à partir de 1890. La rencontre avec le cloisonnisme et le synthétisme de Gauguin et des Nabis, déterminante, donne lieu à des travaux comme Maternité (1905). Dans un espace aplati, des figures agencées parmi des fleurs, stylisées à l’aide de lignes souples, alternent avec des entrelacs et des courbes. Très différents sont les portraits de personnalités, dessinés par l’artiste, appartenant à l’élite intellectuelle et artistique de Cracovie, dont les visages dégagent une tension parfois inquiétante.
Cependant, la renommée de Wyspianski est liée aux commandes publiques qu’il reçut, avant tout pour des décors d’églises. Déjà pendant ses études aux Beaux-Arts à Cracovie, il fait partie d’une équipe dirigée par son maître, Jan Matejko, qui exécute entre 1889 et 1891 la polychromie de l’intérieur de la cathédrale gothique de Sainte Marie. Matejko, peintre de tableaux d’histoires monumentales, pleines de fougue, laisse une empreinte sur Wyspianski, qui en reprend certains thèmes patriotiques. L’artiste, emporté dans le mouvement de la « Jeune Pologne », courant artistique éclectique, à la fois néoromantique et moderniste, se forge un langage symboliste qui a partie liée avec le religieux et le mystique. En 1894, il obtient la commande de ce qui va devenir son chef-d’œuvre absolu : les polychromies et les vitraux de l’église des Franciscains. On y trouve, au-dessus de l’entrée principale, un vitrail qui représente Dieu le Père, saisi par la colère, brandissant une main menaçante dans un geste qui rappelle Moïse brisant les tables de la Loi de Michel-Ange.
Peut-on y voir la projection de l’artiste lui-même, souvent aigri et révolté, incapable de la moindre concession ? La tentation est d’autant plus forte que l’exposition présente de remarquables cartons préparatoires de nombreux projets de Wyspianski, en particulier de vitraux – souvent réalisés avec son ami, Jozef Mehoffer – mais qui n’ont pas abouti. Doté d’une imagination débordante, souvent traversée par des élans nationaux, l’artiste propose également une nouvelle architecture pour le château de Wawel, symbole fort en Pologne, transformé en une sorte d’Acropole (1904-1907). Terminons cependant sur une image qui semble issue de la science-fiction, Apollon au centre du système copernicien, réalisée pour la Société de médecine locale (1904) [voir illustration]. Les couleurs criardes presque psychédéliques, les positions étranges des personnages, en font pratiquement une prophétie pour les avant-gardes à venir, pour lesquelles cette œuvre est une transition.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°520 du 29 mars 2019, avec le titre suivant : Les mille facettes de l’œuvre de Wyspianski