Se méfier du réel et de l’affirmation. Se garder de la religion du rationalisme issue des Lumières. Conjurer le positivisme. Craindre la toute puissance du sujet. Bref, douter. Voilà un exercice hygiénique et nécessaire que Carsten Höller stimule depuis quinze ans déjà, au gré d’un parcours artistique inclassable. Il y pose les jalons fermes et malicieux d’un univers aussi vacillant qu’exigeant, et qui toujours allie en un même geste complexe, perplexité joyeuse et examen mordant du comportement humain. Première exposition monographique française d’importance consacrée à l’artiste allemand de formation scientifique, l’événement marseillais était attendu. Mais le parcours veut bien faire, et en fait un peu trop, quitte à céder à quelques lourdeurs démonstratives. Quitte à convertir l’espace muséal en un brillant parc d’attraction. Soit donc une scénographie habilement surjouée, articulée en deux pans parallèles : elle dessine comme un test de Rorschach, une symétrie inattendue et futée, libérant des passages transversaux entre deux allées identiques et parallèles. Sans que l’une des deux travées ne s’affirme comme la copie ou l’original de l’autre. Deux fois les mêmes dispositifs, deux fois les mêmes échelles, deux fois les mêmes enchaînements d’expériences. À la différence près que cerveau, mémoire et comportements ne se dupliquent pas volontiers ; une fois un dispositif éprouvé dans l’une des allées, le spectateur traverse en effet l’une des « machines » installées dans la travée centrale. Toutes ont pour conséquence effective de dérégler la mécanique visuelle et d’y déployer de nouvelles possibilités : un couloir enfonçant le visiteur dans une pleine obscurité, une série de portes automatiques en miroir, ouvertes et refermées au passage du promeneur, comme un piège démultiplié, des images stroboscopiques et sautillantes, des décalages spatio-temporels imperceptibles, autant d’expériences qui désorganisent un spectateur éprouvant finalement autrement l’exacte réplique de la première allée.
Telle est l’une des (nombreuses) règles du jeu édictées par l’artiste à Marseille, réclamant (avec ou sans son assentiment) la participation active et incommode du spectateur. Il ne s’agit pas tant d’altérer la perception, que de remettre au public les outils nécessaires à une expérience capable de déconditionner le regard. De le décaper. Et d’activer un scepticisme libératoire. Non sans malice, même si la subversion prend parfois des allures vaines lorsque Carsten Höller engage le visiteur à s’enfermer dans une pièce du musée, de s’y dénuder pour plonger dans un caisson d’isolement, laissant pour un temps son corps flotter dans un fond d’eau salé. Ou lorsqu’il l’abandonne dans l’intimité d’une chambre d’hôtel reconstituée. Et le spectateur halluciné de poursuivre son parcours expérimental, son calvaire consentant, avec force équipements, accessoires et chambardements perceptifs. Mis à contribution avec une autorité espiègle par l’artiste/Nimbus, le « cobaye » chausse de lourdes lunettes métalliques. Et voilà le monde renversé. Il promène devant lui un miroir. Et le voilà traversant son propre corps. Il visionne un film de paysage neigeux au moyen de lunettes virtuelles, lorsque les deux yeux se désynchronisent, tendant à gauche une forme et une couleur, à droite une autre. Et il devient tout à fait impossible de comprendre l’espace. Une « méchanceté fonctionnelle » que Carsten Höller semble assumer avec plaisir, d’autant qu’elle lui permet autant de fixer les règles d’une connaissance passant avant tout par l’expérience et de créer par là les conditions de multiplication des possibles. Prises une par une, les machines infernales opéreraient sans doute avec bien plus d’efficience. Comme elles l’ont déjà si souvent fait dans le cadre de manifestations collectives, et notamment dans ce même lieu, en 2002 lors de la remarquable exposition « Subréel ». Mais avec cette juxtaposition de dispositifs offrant un véritable déluge d’expériences, le spectateur semble comme écrasé d’effets, au risque de se voir transformé en consommateur. Reste l’aptitude de Carsten Höller à se bagarrer avec le réel. Reste l’examen réjouissant de nos comportements, ajustant, adaptant, renonçant dans la pratique de ces dispositifs comme sortis d’un vieux roman de science-fiction. Reste la perplexité érigée en conviction. Reste l’attraction formelle exercée par ces pièces énigmatiques, ces laboratoires du doute. On attend donc avec appétit l’exposition de cet automne au Consortium à Dijon.
« Carsten Höller, une exposition à Marseille », MARSEILLE (13), musée d’Art contemporain (Mac), 69 av. de Haïfa, VIIIe, tél. 04 91 25 01 07, jusqu’au 17 octobre.
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Les « machines à confusion » de Carsten Höller
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°561 du 1 septembre 2004, avec le titre suivant : Les « machines à confusion » de Carsten Höller