Sous le titre énigmatique de « Sans commune mesure », le Centre national de la photographie (CNP) a initié cet ensemble de trois expositions complémentaires à l’hôtel de Rothschild, à Paris (exposition qui s’est achevée le
18 novembre), au Musée de Villeneuve d’Ascq et au Studio des arts contemporains Le Fresnoy à Tourcoing. Chaque lieu y explore une voie des relations « image et texte dans l’art actuel », selon sa spécialisation et ses capacités logistiques. La part belle revient au musée de la Communauté urbaine de Lille, qui en a fait une exposition d’envergure, pertinente et convaincante.
VILLENEUVE D’ASCQ - “Sans commune mesure” est pour le moins une litote, puisque les expositions recherchent une communauté d’énoncé et de perception, pour le spectateur, dans la concomitance du texte et de l’image. “... dans l’art actuel” renvoie spécifiquement aux spécialités photographiques et vidéographiques des institutions concernées. Même réduit à ces médias, c’est un vaste programme, tant la photographie nécessite au minimum une légende, sinon de plus amples explications ; quant aux vidéos d’artistes, elles sont non seulement sonores, parlantes, mais aussi très souvent accompagnées d’un “descriptif de décryptage” permettant d’entrer dans les intentions de l’auteur. Aussi, plus que de “texte et image”, il s’agit sans doute, dans ces trois parcours, de “langage et image”, sans qu’il faille voir pour autant dans l’image une quelconque forme de langage. Et c’est bien dans cette rupture, ou “absence de code”, selon Barthes, que se justifie le “sans commune mesure” de l’un à l’autre.
De fait, l’interaction entre les mots et les images, leur coprésence, constitue souvent la matière même de nombre d’œuvres contemporaines, depuis une trentaine d’années. Fort heureusement, l’exposition, de par son éclatement tripartite, n’autorise qu’une navigation entre des îlots d’associations, sans classification péremptoire, sans doute illusoire. Au CNP, à Paris, était présenté jusqu’au 18 novembre un “noyau générateur” de l’ensemble, marquant les différentes perspectives développées ailleurs, mais de ce fait assez disparate, se heurtant à la difficulté de mise en espace de pratiques hétérogènes : une salle entière était consacrée aux œuvres de Robert Frank, qui pratique depuis la fin des années 1970 l’inscription directe, sur le négatif, de textes ou de simples mots grattés dans la gélatine. Intervenant sur des groupements de deux ou trois images à la manière des photogrammes, cette action d’un homme qui s’est toujours interrogé sur les “passages” entre cinéma et photographie retentit comme un appel à la parole du cinéma dans le vide sonore de la photographie ; et un rappel de ces mots de la rue, de la publicité et des vitrines, qui parcourent toute la photographie américaine moderne d’Evans (présent à Villeneuve d’Ascq en introduction) à William Klein. Devant une telle réussite, toujours poignante, on ne se demande plus comment caractériser cette trouvaille (symbolique) de l’écriture manuelle qui détruit partiellement la surface photographique pour s’imposer et donner des directives à l’interprétation. Autre père fondateur, dans le domaine de la vidéo cette fois, Gary Hill comptait six pièces présentées à la suite, dont Mouth Piece (1978), Mediations, Happenstance ou Incidence of Catastrophe (1987-1988) qui explorent la présence du texte dans l’image, ou son effacement progressif, dans cette logique de lenteur analytique qui caractérise l’œuvre. Entre Frank et Hill, Melvin Charney proposait une autre sérialisation des images, reproductions de pages de journaux illustrées de photographies d’événements, ponctuées par une simple classification des regroupements, dictionnaire invisible qui traverse l’aléatoire du compte rendu photographique (“exclusion”, “effacement”, “ossatures”, “trames”).
Ainsi se dessine un échiquier des occurrences ou disparitions du texte dans la constance de l’image. Texte-légende, texte-susbtitut, texte-slogan, texte-poésie, texte-récit, ainsi que le décline le Musée d’art moderne de Villeneuve d’Ascq. La bonne répartition des espaces, les ruptures de circulation, l’installation spectaculaire mais “mesurée”, en rouge, blanc et noir de Barbara Kruger, les cabinets de vidéo ou de projection (d’étonnantes diapositives circulaires de Robert Barry en attente de mots intercalés, œuvre de 1981) forment un déploiement aéré malgré la taille de certaines pièces. Des figures inévitables dans ce registre que sont John Baldessari, Sophie Calle, Christian Boltanski, Jean Le Gac ou Hamish Fulton (et Gary Hill encore), on ne verra pas les œuvres les plus attendues ; autrement dit, on peut trouver là des pièces venues de Frac ou de galeries, et peu vues, ou même réalisées pour l’occasion : la collection de cartes postales ayant pour mesure commune “Paris”, de Hans-Peter Feldmann, ou la dissertation sur les “peurs” de Douglas Gordon. D’où vient que dans le cadre du musée, dans la proximité avec la peinture cubiste, la moindre pièce photographique ou vidéo prenne de l’ampleur par cette confrontation (les photographies coloriées de Martine Aballéa, les interrogations sur la symbolique de la nature morte d’Olivier Richon) ? Les rapprochements renforcent les disparités, et convient à une autre lecture, comme les photogrammes d’Éric Rondepierre, vus ici sous leur jour textuel plutôt que comme des images photo-cinéma. La pièce la plus prenante, Nut’ka (1996) de Stan Douglas, joue du double décalage et superposition de deux images vidéos couplées à deux textes lus, pour une mise en rapport des regards des colonisateurs du Canada et de leurs victimes indigènes, métaphore des croisements de pensées et d’incompréhensions.
Non loin de là, la démonstration se poursuit au Fresnoy, avec de l’image “animée”, cinéma ou vidéo. Mais curieusement, c’est souvent le volet “texte” qui apparaît au premier plan, à travers la quinzaine d’installations : les mots font image, se font image au sens littéral, aussi bien dans That/Cela/Dat de Michaël Snow (mots rythmés, en trois langues sur trois écrans, 1997-1998), Ocean, de Charles Sandison, vaguelettes de mots lumineux projetés au sol, en flux toujours recommencé, Key Words de Magali Desbazeille et Siegfried Canto, mots-images extraits aléatoirement des “search” d’un moteur de recherche. The Party de Pierre Bismuth confronte le film éponyme et la transcription verbale de la bande-son, indépendamment de l’image, par une dactylographe qui ne la voit pas. L’ancêtre de ces “machines à mots-images” (Raymond Bellour) des technologies modernes est bien le revigorant Broadway by Light (1958) de William Klein, dont les résonances multiples avec Silent Movie (1995) de Chris Marker – y compris par la rencontre des deux artistes-cinéastes-photographes – disent bien la richesse discursive et réflexive d’une “question” majeure de l’art contemporain.
jusqu’au 19 janvier 2003, Musée d’art moderne Lille Métropole, Villeneuve d’Ascq, tél. 03 20 19 68 68, tlj sauf mardi 10h-18, fermé le 25 décembre ; jusqu’au 1er décembre, Fresnoy, Studio national des arts contemporains, Tourcoing, tél. 03 20 28 38 00, tlj sauf mardi 14h-19h, dimanche et jours fériés 15h-19h. Catalogue, textes de Jean-Luc Nancy, Régis Durand, et alii, éditions Léo Scheer, Paris, 2002, 184 p. 30 euros. ISBN : 2-914172-53-2
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Les croisements génétiques de l’image et du texte
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°159 du 22 novembre 2002, avec le titre suivant : Les croisements génétiques de l’image et du texte