Avec « L’invention du sentiment », le Musée de la musique, à Paris, revisite les années 1760-1830 qui voient artistes et musiciens chercher dans de nouvelles formes l’accès à la vérité de l’âme. Mieux que la peinture, la musique apparaît susceptible d’exprimer cet au-delà des mots. Quoique modeste au regard de l’ampleur du champ considéré, l’exposition, conçue sur le même principe que « Figures de la passion », offre d’élargir les champs de l’expérience esthétique.
PARIS - Après “Figures de la passion”, consacrées à la peinture des mouvements de l’âme dans les arts plastiques et la musique au XVIIe siècle et dans la première moitié du XVIIIe (lire le JdA n° 136, 9 novembre 2001), le Musée de la musique poursuit l’investigation dans la période suivante, de 1760 à 1830, placée sous le signe du sentiment. Comme précédemment, le visiteur doté d’un audioguide peut à loisir écouter les vingt morceaux de la sélection musicale, de Haydn et Gluck à Berlioz et Schubert, tout en parcourant l’exposition ou en s’isolant dans une des alcôves prévues à cet effet. Et une nouvelle fois, l’appareil didactique, jamais simplificateur, est remarquable de clarté. Malgré le singulier du titre, ce sont des sentiments pluriels que mettent en scène les œuvres réunies ici. Laissant de côté l’opposition un peu factice entre Néoclassicisme et Romantisme, les commissaires de l’exposition ont privilégié les diverses expressions de cette sensibilité du temps, pour laquelle le cœur dit le Bien et le sentiment dit le Vrai. Greuze constitue l’introduction pour ainsi dire naturelle du parcours, au sein d’une section joliment baptisée “La noblesse des larmes et la vertu du héros”. Les peintures d’Angelika Kauffmann et de Tischbein font écho à celles du Français, tandis que Cherubini et Beethoven célèbrent de concert l’épopée révolutionnaire et napoléonienne. Moderne Alexandre, Bonaparte incarne au tournant du siècle la figure héroïque par excellence, et le fameux portrait par Gros du jeune général au pont d’Arcole est intelligemment accroché à côté de la Mort de Lord Nelson par Benjamin West. Toutefois, c’est le portrait de l’artiste, et plus particulièrement du musicien, qui concentre les marques les plus ferventes de la célébration du génie. L’ensemble consacré à Paganini illustre la fortune du motif, du buste modelé par David d’Angers au portrait dessiné par Ingres, autre violoniste passionné, en passant par le portrait-charge de Dantan jeune et les dessins sur le vif de Louis Boulanger.
Contrairement à l’âge classique, la musique prend incontestablement le pas sur les arts figurés, du moins dans le monde germanique qui voit l’épanouissement de deux immenses génies : Mozart et Beethoven. Un extrait des notes de ce dernier éclaire les évolutions en cours : “Tout spectacle perd à vouloir être reproduit trop fidèlement dans une composition musicale.” “La description est inutile ; s’attacher plutôt à l’expression du sentiment qu’à la peinture musicale”, précise-t-il plus loin. L’assomption du sentiment se traduit en effet par l’affranchissement par rapport à la théorie de l’imitation, la musique s’émancipe du texte et, en s’appuyant sur ses moyens propres, tente d’exprimer un au-delà des mots. Le quatuor à cordes “La Malinconia” de Beethoven apparaît exemplaire de ce discours purement musical.
Les arts sous l’empire de la littérature
Dans certaines de ses manifestations, la peinture prend de semblables distances avec l’imitation et plonge dans les tréfonds de l’âme pour en extraire aussi bien les grâces éthérées de Broc que les visions de cauchemar de Goya. Si cette exigence de vérité passe par ce déni des règles, elle motive également le retour aux primitifs, tel qu’il s’exprime dans les cinq dessins pour Faust de Cornelius ou encore dans Roger délivrant Angélique d’Ingres. Néanmoins, la littérature joue un rôle déterminant tout au long de la période considérée, de Rousseau à Chateaubriand, en passant par Goethe ou Madame de Staël, non seulement dans la définition d’un nouveau paradigme, mais aussi comme inépuisable source d’inspiration. Une des salles de l’exposition le montre avec éloquence en réunissant les variations de Cornelius et de Delacroix sur le Faust de Goethe à côté d’œuvres shakespeariennes de Füssli. Face à elles, le Mal prend le visage anonyme des créatures de Goya (Caprices). À regarder en écoutant le Songe d’une nuit de sabbat de Berlioz ou Der Freischütz de Weber.
Par rapport à la sphère allemande, la situation française est sensiblement différente au cours de ces années. Tandis que Greuze, David, Ingres, Delacroix écrivent une des pages les plus glorieuses de la peinture française, l’histoire de la musique en France, entre le départ de Gluck en 1779 et la Symphonie fantastique de Berlioz en 1830, a longtemps été considérée “comme une sorte de no man’s land peu digne d’intérêt”. La postérité a plus ou mois oublié les noms de Gossec, Grétry, Méhul, Le Sueur ou Spontini. Sans doute est-ce aussi pour cela que l’exposition, loin de se limiter à la France, étend son champ à l’Allemagne, à l’Italie, à l’Angleterre. Il existe évidemment une autre raison objective : le Romantisme et ses prémices ne peuvent être compris qu’au niveau européen. Cette nécessité a néanmoins constitué un obstacle, car de nombreux prêts ont été refusés par les musées étrangers. L’absence des paysages de Friedrich et de Turner nuit en partie au propos. En revanche, pour la France, les commissaires ont eu la bonne idée de solliciter les musées de province, et ont ainsi obtenu quelques œuvres singulières insuffisamment connues, telles La Tempête de Joseph Vernet (Troyes), la Vue de Rouen de Paul Huet (Rouen), Young et sa fille de Pierre-Auguste Vafflard (Angoulême). Sans oublier la Sapho à Leucate de Gros (Bayeux), La Mort d’Hyacinthe de Jean Broc (Poitiers) et La Ballade de Lénore d’Horace Vernet (Nantes).
- L’INVENTION DU SENTIMENT, AUX SOURCES DU ROMANTISME (1770-1830), jusqu’au 30 juin, Musée de la musique, 221 avenue Jean-Jaurès, 75019 Paris, tél. 01 44 84 45 45, tlj sauf lundi 12h-18h, dimanche 10h-18h, les soirs de concert jusqu’à 20h ; catalogue, 288 p., 50 euros.
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Les cordes sensibles
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°147 du 19 avril 2002, avec le titre suivant : Les cordes sensibles