Plusieurs expositions, au Kimbell Art Museum (Texas) et, bientôt, aux musées Fabre (Montpellier) et des Augustins (Toulouse), se penchent sur l’un des courants majeurs de l’histoire de l’art. Et pourtant encore peu connu…
Le Caravage a toujours tenu une place à part, de son vivant comme dans sa postérité. Il est sans doute l’un des plus grands peintres, à l’égal de Vinci, Rembrandt ou Vélasquez. Il les dépasse tous cependant par son culot et le radicalisme de ses innovations. Gloire éphémère, bagarres, séjours répétés en prison, meurtre, exode, mort précoce, sans compter sa probable bisexualité : la violence de sa vie se prête à l’interprétation romanesque. Son autre singularité a longtemps laissé l’histoire de l’art perplexe : il fut le promoteur d’une fulgurance qu’on a appelée « le caravagisme ». Depuis quelques années, les spécialistes se penchent sur les petits et grands artistes qui se sont placés dans la lignée de ce génie provocateur. « Il existe très peu de documentation sur les peintres caravagesques », atteste Sebastian Schütze, professeur d’histoire de l’art à Vienne. Mais tout un travail récent jette une nouvelle lumière sur son entourage, accompagnant une série d’expositions tentant de faire le point sur cette mouvance, plus difficilement définissable qu’il n’y paraît.
La vie sulfureuse de Michelangelo Merisi, dit Caravage
Né à Milan, mais tenant son nom de la commune de Caravaggio d’où sa famille était issue, Michelangelo Merisi s’est installé à Rome à vingt ans, où il a connu un rapide succès grâce au réalisme de ses natures mortes et de ses portraits à mi-corps, dont il avait repris la tradition de sa Lombardie natale. Dans le foisonnement destiné à célébrer l’année 1600, décrétée année sainte par le pape, les commandes pour les églises de Saint-Louis-des-Français et Santa Maria del Popolo ont assuré sa célébrité. À moins de trente ans, se consacrant alors à la peinture religieuse, il était considéré comme un des trois créateurs les plus importants du moment, aux côtés du Cavalier d’Arpin, avec lequel il avait travaillé, et d’Annibal Carrache, qui venait de terminer la galerie du palais Farnese. On a beaucoup voulu l’opposer à ces deux tenants du maniérisme tardif, sans voir les échanges qui pouvaient exister entre eux.
Tout comme, bien plus tard, un Courbet ou un Otto Dix, les scandales accroissaient encore sa réputation. Traîné régulièrement devant le tribunal pour port d’arme ou pour ses rixes incessantes avec la garde ou le clan conservateur favorable à l’Espagne, le jeune homme s’était placé sous la protection du cardinal Francesco Maria del Monte. Il était collectionné par ses homologues d’un cercle humaniste lié à la cour médicéenne, les Giustiniani, Federico Borromeo, Scipione Caffarelli-Borghese.
Une influence sur les peintres étrangers installés à Rome
Sa vie a basculé quand il a tué un sale type, qui l’avait bien cherché, mais qui était lié à la garde pontificale. Menacé d’un procès qui s’annonçait peu équitable, il prit la fuite en 1607 pour un exil chaotique en Méditerranée. Il est mort tristement trois ans plus tard, égaré dans une zone insalubre de marais, peut-être de paludisme, alors qu’il tentait de regagner Rome, où l’attendait le pardon du pape.
Le peintre a continué à travailler durant sa fuite, mais l’épisode de Rome fut décisif pour établir son influence. Sous le règne de Clément VIII, la cité était devenue le foyer artistique de l’Europe. Français, Hollandais, Flamands et Espagnols se concentraient dans les paroisses de Santa Maria del Popolo et San Lorenzo in Lucina. Depuis dix ans, la surintendance du patrimoine de Rome a ouvert le dépouillement des archives des compagnies d’artistes, mais aussi des recensements du vicariat, « l’état des âmes » conduit chaque année avant Pâques dans les soixante-dix paroisses que comptait la ville. Plus de deux mille sept cents noms d’artistes sont apparus, dont seulement trois cents sont vraiment identifiés, souligne la surintendante Rossella Vodret. Les chercheurs s’aperçoivent ainsi que plusieurs des suiveurs du Caravage se trouvaient à Rome bien plus tôt qu’on ne le pensait. Le peintre a influencé tout un milieu cosmopolite, qui a ensuite répandu ses codes à travers le continent. Un assistant venu de Sicile, Mario Minnitti, le rejoignit plus tard quand il dut trouver refuge dans l’île, alors possession espagnole. Le Vénitien Carlo Saraceni figurait parmi ses premiers émules, suivi par un peintre aussi expressif que le « petit Espagnol » Jusepe de Ribera. Orazio Gentileschi, un des maniéristes gagnés par son style dès les années 1600, devint un proche.
Parmi les Français ayant subi son influence à Rome, il faut compter le grand Simon Vouet, que le roi réussit finalement à faire rentrer en France, mais aussi Valentin de Boulogne, Nicolas Tournier, Nicolas Régnier ou Claude Vignon… Chacun à leur manière, des artistes aussi importants et différents que Cortone, Rubens ou Zurbarán, mais aussi Vélasquez ou le jeune Vermeer, ont été inspirés par ses traitements.
La copie, un outil de diffusion devenu problématique
Pourtant, le Caravage ne disposait pas d’un atelier comparable à celui de ses rivaux. Mais il était très conscient du changement qu’il incarnait, et il contourna la difficulté en exploitant sa marque. En témoigne sa rivalité avec Giovanni Baglione, qu’il accusait en gros de plagiat, au point d’avoir à répondre à un procès pour diffamation en 1603. Le peintre s’appuyait notamment sur Prospero Orsi, un fidèle compagnon de beuverie qui lui servait d’agent. Lui pouvait réaliser des copies autorisées afin de répondre à la demande croissante des riches amateurs.
Dans le même exercice, le plus doué était Bartolomeo Manfredi, au point qu’on parlait de la « méthode manfrédienne » pour évoquer la perfection avec laquelle il parvenait à imiter son inspirateur. « La copie, souligne Sebastian Schütze, fut ainsi le moyen privilégié de la diffusion de l’œuvre du Caravage, le dessin et l’estampe étant dans son cas d’une importance marginale » [in Caravaggio and his followers in Rome, catalogue de l’exposition de Toronto et Fort Worth, 2011]. Ces méthodes, comme on s’en doute, ont beaucoup compliqué la tâche des historiens de l’art, et encore aujourd’hui sortent de collections particulières des tableaux problématiques, reconnus par des spécialistes italiens qui ne le sont pas moins.
Des peintres comme Manfredi ou Carlo Saraceni formèrent à leur tour un cortège de jeunes artistes. Dans cette constellation mouvante, chacun cependant se sert à sa guise. Certains jouent du contraste brutal des ombres et des lumières, d’autres se concentrent sur les scènes de taverne, célébrant l’art de la distraction. Ou encore, c’est le drame biblique transformé en scène de théâtre. Très peu cependant ont gardé sa violence, le goût de la vulgarité dont il faisait une beauté, la brutalité d’un rappel à la réalité qu’il voulait ancrer dans la rue. Certaines de ses étoiles, comme Gerrit Van Honthorst ou Georges de La Tour, ont été brillantes. Mais, née d’une collision à une époque où Copernic agitait les âmes, la galaxie du caravagisme s’est dispersée presque aussi vite, le siècle passant à d’autres préoccupations.
Milan, Florence, Ottawa, Fort Worth, bientôt Montpellier et Toulouse, sans compter la monographie historique qui a été consacrée au Caravage à Rome : depuis quelques années, les expositions sur le caravagisme se suivent et ne se ressemblent pas. La dernière en date, qui s’est terminée au musée Kimbell de Fort Worth le 8 janvier dernier, s’est concentrée sur la période romaine. Riche d’une soixantaine de tableaux, dont une demi-douzaine du Caravage, elle a notamment rapproché deux versions du martyre de sainte Cécile, l’une attribuée à Saraceni, l’autre à un artiste du Puy, Guy François, qui a passé plusieurs années à Rome à partir de 1608. Elles sont tellement semblables qu’on se demande s’il n’y a pas une petite erreur dans le lot. Le parcours assez flemmard était découpé en joueurs de cartes, diseuses de bonne aventure, saints, musiciens, etc., avec des écarts pouvant dépasser trente-cinq ans. Autant dire que les visiteurs étaient un peu perdus entre les périodes et les styles. Organiser une exposition sur un sujet aussi incertain est une gageure, tant l’influence du Caravage a été diverse. Séparer les artistes par nationalités peut aussi être problématique. C’est le choix qu’ont dû faire le musée Fabre et celui des Augustins pour se partager près de cent cinquante œuvres d’une exposition très grand public qui ouvrira le 23 juin prochain pour tout l’été. Les caravagesques du sud, ainsi que leur chef de file, iront à Montpellier, ceux du nord à Toulouse, avec un point d’interrogation spécial sur l’énigme La Tour.
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Les caravagistes bientôt sous la lumière
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Abonnez-vous dès 1 €Informations pratiques. « Corps et ombre : Caravage et le caravagisme européen », du 23 juin au 14 octobre 2012.
• Musée Fabre de Montpellier. Tous les jours sauf le lundi de 10 h à 18 h. Tarifs : 6 et 4 €. http://museefabre.montpellier-agglo.com
• Musée des Augustins de Toulouse. Ouvert tous les jours de 10 h à 18 h. Nocturne le mercredi jusqu’à 21 h. Tarifs : 3 et 2 €. www.augustins.org
Le peintre italien était à l’honneur jusqu’au 8 janvier dernier au Kimbell Art Museum au Texas. Dans le prolongement de cette exposition, les villes de Montpellier et de Toulouse proposeront un diptyque sur le Caravage à partir du 23 juin. Au Musée Fabre, les toiles du maître seront entourées de ses suiveurs français, espagnols et italiens. Quant au Musée des Augustins, il s’intéressera au caravagisme nordique.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°643 du 1 février 2012, avec le titre suivant : Les caravagistes bientôt sous la lumière