Dans le cadre de l’Exposition universelle, Milan fête celui qui fut son hôte le plus ingénieux : Léonard de Vinci (1452-1519). L’occasion de revenir sur le creuset lombard et sur la singularité d’un génie polymorphe.
Ils sont rares ceux qui purent peindre des tableaux, pétrir la glaise, dessiner avec science, étudier la nature, livrer des théories, maîtriser la médecine. Même aux arcs de Michel-Ange et de Picasso, pourtant bien pourvus, il manque une ou plusieurs cordes pour pouvoir rivaliser avec le génie vincien qui, littéralement et métaphoriquement, dépasse l’entendement. Paul Valéry, avec ses mots : « Il se meut dans tout l’espace du pouvoir de l’esprit. » Indomptable et immensurable.
La détermination infrangible
Le séjour milanais de Léonard, qui dure dix-huit années, de 1482 à 1500, cristallise l’étendue de son savoir. Auprès de Ludovic Sforza – ce jeune More à la peau basanée, trente ans comme lui –, l’artiste développe une science inégalée et, ainsi qu’il le rappelle alors à qui veut l’entendre, inégalable. Aussi, dans la lettre qu’il adresse au duc avec l’espoir de rejoindre sa cour, l’artiste commence par ces mots, transparents : « Ayant, très illustre Seigneur, vu et étudié les expériences de tous ceux qui se prétendent maîtres en l’art d’inventer des machines de guerre […], je m’appliquerai, sans vouloir faire injure à aucun, à révéler à Votre Excellence certains secrets qui me sont personnels, brièvement énumérés ici. »
Frondeur, Léonard sait que le monde est un vaste terrain de jeux. Et il se sait le meilleur des joueurs. Dans sa missive, qui n’est autre qu’une lettre de motivation – et quelles motivations –, le jeune homme vante ses mérites et énumère des compétences qui laissent songeur : « En temps de paix, je puis égaler, je crois, n’importe qui dans l’architecture, construire des monuments privés et publics, et conduire l’eau d’un endroit à l’autre. Je puis exécuter de la sculpture en marbre, bronze, terre cuite. En peinture, je puis faire ce que ferait un autre, quel qu’il puisse être. » Universel et invulnérable.
La feuille palimpseste
Il suffit de regarder ses papiers pour constater la pensée incontinente qui peuple la cervelle de Léonard : sur une même feuille peuvent cohabiter un dessin (de fleur ou de tête d’homme), un schéma (d’outil ou de dispositif mécanique), une forme absconse et des mots par centaines. Le sibyllin le dispute au limpide, le mystère à la clarté. Tout s’entremêle, tout s’imbrique. La Liste des biens se trouvant dans l’atelier de Vinci à Milan (vers 1485-1487) trahit le foisonnement qui habite, dans tous les sens du terme, la demeure et la pensée de Léonard. L’écriture spéculaire, comme inversée dans un miroir, est contaminée par des formes indociles – des têtes griffonnées, un canevas géométrique – et illimitées. Inévitablement, les formes se superposent, de telle sorte que chaque feuille devient palimpseste, véritable suaire d’une recherche débridée où se chevauchent des considérations domestiques, des notations artistiques et des équations logistiques. Puisque l’univers est multitude, Léonard ne cloisonne et ne verrouille rien. Tous ses codex, ces ensembles manuscrits conservés dans les plus grandes institutions européennes, révèlent une pensée superbement profuse. Dédaléenne et prodigue.
La peinture infinie
Faire tout ce qu’un homme peut entreprendre : les années milanaises donneront raison à Léonard, qui abordera la science, la peinture, la sculpture et l’architecture comme nul autre avant ni après lui. L’inouï est son royaume, l’incroyable son territoire : « Et si quelqu’une des choses ci-dessus énumérées vous semblaient impossible ou impraticable, je vous offre d’en faire l’essai dans votre parc ou en toute autre place qu’il plaira à Votre Excellence. » Commandée par Ludovic le More et réalisée entre 1492 et 1498 pour l’église Santa Maria delle Grazie, La Cène résume les aspirations picturales de Léonard quant à la composition et l’expression, longuement méditées, ainsi que l’attestent les dessins préparatoires, réunis exhaustivement lors de l’exposition sise à la National Gallery de Londres à l’hiver 2011.
Que de nombreuses œuvres de Léonard soient inachevées, rien de plus logique. Qui saurait raisonnablement considérer finie, et donc parfaite, une peinture ? Qui saurait mettre un point final, quand l’art est une tangente impossible vers le sublime ? Giorgio Vasari : « Il lui semblait que […] son imagination créait des difficultés extrêmes et des finesses merveilleuses, que ses mains, tant habiles qu’elles fussent, n’auraient jamais pu exprimer. » Tant et si bien que, devant certaines peintures achevées, ainsi La Belle Ferronnière, réalisée vers 1493 à la cour des Sforza, la glose répugna longtemps à reconnaître, précisément, les mains de Léonard, si promptes à caresser l’inattendu. Inespérées et infinies.
La sculpture invisible
La virtualité, tel est le mot. Car évoquer Léonard, c’est convoquer des conditionnels, faire avec des inachèvements, combler des disparitions, deviner ce qui eût été possible sans infortune. Et la sculpture n’échappe pas à la règle. Vers 1489, Ludovic le More, reprenant une idée de son frère aîné, décide de confier à un artiste la réalisation d’un cheval qui doit, en taille, en beauté et en notoriété, surpasser ses aînés – antiques ou renaissants, imaginaires ou réels. Léonard, quoique jeune, n’est pas impressionné par une tâche à laquelle nul autre n’ose alors se mesurer : « Je m’engagerais à exécuter le cheval de bronze à la mémoire éternelle de votre père et de la Très Illustre Maison de Sforza. »
Les nombreuses esquisses préparatoires, qui trahissent une prospection savante et une précision millimétrée, permettent de suivre la germination de l’idée, puis sa traduction concrète, son incarnation. Présenté solennellement en 1494, le modèle d’argile, haut de sept mètres, ne sera jamais fondu, la faute à ces combats menés contre les soldats français de Louis XII, avides en canons et, par conséquent, en métal. L’art de la guerre et la guerre de l’art. La sculpture, comme un mythe, donc, en dépit de certaines propositions récentes qui donnent à Léonard un petit cheval de bronze, conservé à Budapest, ou deux figures de la décollation de saint Jean-Baptiste, que Verrocchio réalisa pour l’autel destiné au baptistère du Duomo florentin (vers 1480). Un mythe qui pourrait devenir réalité. Depuis plusieurs semaines, et de manière tout à fait convaincante, le prestigieux Bode-Museum relance l’idée selon laquelle son buste de Flore (vers 1490), une splendide cire polychrome, émanerait du démiurge toscan et constituerait donc l’un des rares exemples avérés de son génie en trois dimensions. Éclatant et admirable.
L’ingénierie merveilleuse
Léonard, c’est Denis Diderot, Victor Hugo et Jules Verne réunis. C’est l’encyclopédie, l’inspiration et la fantaisie. Quand toutes les fièvres confluent en un même homme et, longtemps, en un même lieu – Milan. Ainsi, pour Ludovic, son invention de décors somptueux destinés aux fêtes et aux représentations théâtrales, ses recherches sur l’artillerie et les machines de guerre. Ainsi ses réflexions menées sur les ponts, les horloges, les escaliers, les hélicoptères, les grues et les machines hydrauliques, qui lui permettent de tutoyer l’impensable. Ainsi, pour d’autres, qu’ils soient florentins ou vénitiens, Este ou Borgia, ses idées offertes en partage comme en héritage, tantôt pour dévier la course de l’Arno ou construire des écluses, tantôt pour étudier les vents ou domestiquer l’énergie.
« Qui méconnaît la suprême certitude des mathématiques se repaît dans la confusion » : Léonard croit en l’ordre du monde et en la loi du nombre. Faire beau, c’est faire juste, c’est pénétrer repousser le monstre ignorance. L’univers est un immense théorème, l’art une équation à plusieurs inconnues. Et puisque le génie est artistique, scientifique, civil et militaire, il n’est de créateur qui ne soit vraiment un touche-à-tout. Comme le sont seuls les enfants, les fous et les rêveurs.
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Léonard de Vinci, homme à tout faire
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°680 du 1 juin 2015, avec le titre suivant : Léonard de Vinci, homme à tout faire