LAUSANNE
L’art brut nippon continue à élargir son public comme en témoigne la troisième exposition organisée à son sujet par le musée de Lausanne.
Lausanne. Y a-t-il une spécificité de l’art brut japonais, une école de l’art brut nippon ? Edward M. Gomez, critique d’art et historien de l’art, qui est le commissaire de l’exposition « Art brut du Japon, un autre regard », le réfute. « L’art brut n’a pas de nationalité et n’en a jamais eu. Chaque création est unique », insiste-t-il. Avant de souligner que ces artistes japonais partagent néanmoins « une connaissance profonde et très sophistiquée de leurs matériaux – de l’encre sur papier, du tissu et de la couture, de l’argile, de la peinture – ce qui leur permet d’élaborer des formes d’expression très originales en utilisant ces matériaux ». Ainsi des sculptures en céramique très expressives et stylisées de Kazumi Kamae faites de petites perles d’argile saillantes hérissant ses personnages alignés sur des sellettes rouge vif. Celles-ci sont installées, au dernier étage de la Collection de l’art brut, à Lausanne, dans la grande salle consacrée aux expositions temporaires qui réunit, dans une scénographie gracieuse et soignée, des pièces d’une vingtaine d’artistes. On retrouve ce même souci de la qualité plastique des œuvres dans les encres sur washi (un papier traditionnel japonais fait à la main) de Yiroyuki Doi, constituées d’une multitude de minuscules cercles évoquant des formations nuageuses et des galaxies.
Si cet art ne présente pas de spécificités propres, il reflète néanmoins la singularité de la culture et de la spiritualité japonaises. À l’image des envoûtants cercles colorés réalisés à l’aide de crayons de couleurs et de feutres par Moeko Inada. Ceux-ci évoquent l’enso, un motif circulaire traditionnel de la calligraphie bouddhiste zen. Ainsi des dessins d’Akina Miura, inspirés d’anciennes photos en noir et blanc de la période Showa (sous le règne de l’empereur Hirohito de 1926 à 1989). Ceux-ci, exécutés sur des rouleaux pouvant atteindre dix mètres de longueur, figurent des femmes en kimono réfugiées sous des ombrelles, des soldats en uniforme et des enfants en train de jouer.
Shinichi Sawada, jeune autiste vivant et travaillant dans la préfecture de Shiga, a été le premier artiste brut japonais à se retrouver sous les feux des projecteurs. C’était en 2013 lors de la 55e Biennale de Venise. Ses fascinantes céramiques de teinte brun-rouge figurant d’étranges personnages aux corps hérissés de petites pointes saillantes, reproduites par moult gazettes, ont fait le tour du monde. L’art brut du Japon a le vent en poupe. Durant la seule année 2018, trois expositions lui sont consacrées en France et en Suisse. « Komorebi », qui s’est tenue à Nantes au Lieu unique, s’est clôturée en début d’année. Le 7 septembre, « Art brut japonais » a ouvert ses portes à la Halle Saint Pierre à Paris. Quelques semaines plus tard, fin novembre, une troisième exposition était inaugurée à Lausanne, à la Collection de l’art brut. Cette fécondité de l’art brut nippon est sans doute à mettre au crédit de la multiplication des structures d’aide aux personnes en situation de handicap au pays du Soleil-Levant. Le mouvement n’est pas nouveau. Les premières structures de ce type, comme l’école Omi (Omigakuen) qui a ouvert un atelier de céramique dans la préfecture de Shiga, sont nées au début des années 1940, au moment où, en Europe, Jean Dubuffet s’employait à forger son concept d’art brut. Peu à peu, les établissements de ce type ont essaimé au Japon. « Ce mouvement est mû par la ferme conviction que la présentation d’œuvres réalisées par des personnes en situation de handicap leur est bénéfique », souligne Tadashi Hattori, professeur agrégé à l’Université Konan à Kobe où il enseigne l’histoire de l’art. Un projet de loi visant à promouvoir la culture et l’art chez les personnes en situation de handicap, adopté par la Diète [la Chambre des représentants du Parlement japonais], est entré en vigueur en juin 2018.
À Lausanne, la première exposition d’art brut japonais, « Art incognito », a eu lieu en 1997 ; la deuxième en 2008, avec l’exposition « Art brut du Japon » qui montrait des œuvres de douze artistes qui avaient tous fréquenté des institutions. L’expression « art brut » s’était entre-temps imposée au Japon pour caractériser les travaux d’auteurs autodidactes souffrant de handicap et travaillant dans des institutions spécialisées. « La maladie, qu’elle soit mentale ou physique, n’a jamais été un critère pour Jean Dubuffet. J’ai voulu organiser cette nouvelle exposition pour corriger cette dérive », insiste Sarah Lombardi, la directrice de la Collection de l’art brut, qui s’est employée à réunir tant des œuvres exécutées par des artistes créant chez eux de manière indépendante que des créations issues d’ateliers.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°514 du 4 janvier 2019, avec le titre suivant : L’envoûtante étrangeté de l’art brut japonais